C. Cotter: (S')Aider pour survivre

Cover
Titel
(S')Aider pour survivre. Action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale


Autor(en)
Cotter, Cédric
Reihe
Die Schweiz im Ersten Weltkrieg
Erschienen
Zürich 2018: Chronos Verlag / Georg Editeur / Fondation Gustave Ador
Anzahl Seiten
584 S., 30 Farbabbildungen
Preis
€ 38,00
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

La Suisse vient en aide au reste du monde parce qu’elle est neutre. Cette mission, quasi divine, a été largement mise en avant par le Conseil fédéral durant la Première Guerre mondiale, à tel point que le couple neutralité-humanitaire est progressivement devenu un élément central de l’identité helvétique. La présence sur sol genevois du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), incarnation par excellence de ces valeurs, apparaît ainsi à la fois comme le symbole et la preuve de la vocation de la Suisse. Cette rhétorique et les (auto)représentations qui l’accompagnent se sont formées selon un long processus. La Première Guerre mondiale est un jalon central dans la mise en place de ce discours. Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Genève, l’ouvrage de Cédric Cotter propose une analyse critique des liens entre neutralité et action humanitaire, à travers l’étude de l’action du CICR durant cette période. Elle revient aussi sur ses interactions, nombreuses et complexes, avec la Confédération et d’autres acteurs étatiques ou non.

Cet intéressant travail est construit en trois parties, correspondant à autant de niveaux d’analyse : 1. le CICR en tant qu’organisation (fonctionnement, composition des organes, des collaborateurs, actions, etc.) ; 2. les relations entre la Confédération et diverses oeuvres charitables (CICR avant tout) et son usage dans la politique intérieure et extérieure de la Confédération ; 3. l’humanitaire appréhendé de manière globale, approche ouvrant la voie à la confrontation du cas suisse avec d’autres exemples contemporains. Cette structure en trois parties, dont chacune comprend une utile conclusion intermédiaire, permet de décortiquer une thématique très imbriquée et surtout de saisir les enjeux particuliers et de les intégrer à la question plus générale de l’ouvrage, à savoir l’articulation du couple neutralité-humanitaire en instaurant un dialogue entre réalités locales et préoccupations générales. Cette étude est basée sur un volumineux dépouillement d’archives, en bonne partie inédites, en provenance de Suisse (CICR, État fédéral) et de l’étranger (Danemark et États-Unis). L’auteur s’est aussi appuyé sur une abondante littérature secondaire, dont il a usé de manière critique, non sans évoquer quelques controverses historiographiques passées ou présentes.

Au moment où éclate la guerre, le CICR est une institution qui ne dispose pas de grande expérience de terrain et dont les actions ont surtout consisté en un travail de coordination des différentes Croix-Rouges nationales. La Première Guerre mondiale marque un tournant pour cette organisation : « Le CICR dépasse largement son mandat initial et se lance dans des activités qui ne relèvent de prime abord pas de son mandat. L’action du CICR sur le terrain a presque toujours précédé l’évolution du droit international humanitaire et la Grande Guerre en constitue peut-être le premier exemple marquant. » (p. 48) En d’autres termes, le CICR, tout en veillant au respect de la Convention de Genève sur les soldats blessés, va s’occuper d’autres domaines humanitaires, non sans s’attirer de violentes critiques de toutes parts. Dépourvu de moyen coercitif, il est confronté aux limites liées à son statut d’autorité morale. Il s’investit particulièrement dans la thématique des prisonniers de guerre. Son engagement est à la hauteur de ce phénomène : six à huit millions de soldats ont connu la captivité tout au long du conflit, soit un combattant sur dix ! (p. 62) L’Agence internationale des prisonniers de guerre (AIPG) fait ainsi l’objet d’une minutieuse analyse. Cette structure mise en place par le CICR à Genève (le pendant pour le front oriental est installé à Copenhague par la Croix-Rouge danoise) a en effet absorbé une bonne partie de l’énergie du CICR et de son président, Gustave Ador. Cette figure est omniprésente dans cet ouvrage, juste reflet de sa position au sein de l’organisation, à tel point qu’il a fini, aux yeux de certains contemporains, par incarner le CICR, voire même la Suisse après son accession au Conseil fédéral à l’été 1917. Comme le relève l’auteur, lorsque le CICR s’exprime, c’est en réalité la voix d’Ador qui se fait entendre (p. 123). Cette omniprésence se traduit symboliquement par l’absence d’Ador de l’index du livre, car il y apparaît plus de 500 fois (p. 581), soit près d’une fois par page en moyenne.

Quoi qu’il fasse, le CICR a été scruté par les belligérants. Afin de légitimer ses actions et surtout d’écarter tout soupçon, il n’a cessé de mettre en avant son impartialité et sa neutralité. Ce discours, promu par les cadres de l’institution, résiste mal à un examen attentif des faits. La francophilie d’Ador et sa sympathie manifeste pour la cause de l’Entente n’étaient pas un mystère. L’essentiel des membres du CICR, recrutés dans le même milieu (élites libérales genevoises), partageait les mêmes opinions. Si le CICR a su maintenir une attitude neutre et impartiale sur le fond, l’examen de quelques cas particuliers nuance ce constat, notamment durant les premières années du conflit.

La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à l’usage de l’humanitaire par la Confédération. Soutenir des oeuvres charitables (pas uniquement le CICR) a permis aux autorités suisses de rappeler aux puissances belligérantes la mission assignée à la Suisse et à justifier la neutralité. Cette dernière est l’alpha et l’oméga autour duquel s’organise toute action helvétique et s’articule le discours officiel. Dans son analyse, l’auteur revient sur deux aspects particuliers. Le premier concerne les liens étroits entretenus entre les acteurs du CICR et ceux de la Berne fédérale. La figure de Ador, actif dans les deux camps (il est conseiller national de 1889 à1917, puis conseiller fédéral de 1917 à 1919), illustre là aussi bien ces interactions, non dénuées d’ambiguïté. Les relations entre le CICR et la Confédération sont ambivalentes : tout en cherchant à rester indépendant de tout gouvernement, le CICR a bénéficié de liens privilégiés avec la Confédération, au point que l’auteur suggère que certaines actions dépendaient de cette relation, notamment à travers certaines facilités offertes par la Suisse, par le partage d’informations ou de compétences et par un personnel (délégués entre autres) souvent actif des deux côtés. Malgré des divergences sur quelques aspects, les objectifs du CICR et ceux de la Suisse ont été en général convergents. La Confédération s’est appuyée sur l’humanitaire à des fins de politique intérieure. En l’élevant au rang de vertu typiquement helvétique, conséquence de la neutralité, elle s’en est servie pour répondre aux tensions qui traversaient la société helvétique, marquée par une union nationale précaire. En parallèle, « l’humanitaire donne enfin du sens à la neutralité. Il permet de mieux vivre ce statut et de comprendre pourquoi la Suisse doit rester neutre. » (p. 344).

Si la Suisse a développé un discours qui privilégie le caractère unique de sa neutralité et sa mission quasi divine à soulager la misère du monde, cette rhétorique a été utilisée en politique étrangère. Les oeuvres charitables ont été favorisées par le Conseil fédéral pour justifier la neutralité du pays : « L’humanitaire permet aussi de se donner bonne conscience, d’être utile ou d’afficher publiquement son engagement. […] Comme en Suisse, l’humanitaire permet de mieux vivre la neutralité, de mieux accepter cette situation chanceuse. La rhétorique et la participation à l’humanitaire permettent de contribuer à cette acceptation. » (p. 453) L’auteur a étendu son analyse à d’autres États neutres (Espagne, Danemark, Pays-Bas, États-Unis jusqu’en 1917). Cette approche comparatiste met en évidence la variété des réponses apportées au problème de la neutralité et de l’humanitaire par ces pays confrontés à des réalités diverses. La Confédération n’a eu de cesse de mettre en avant l’intérêt des belligérants à respecter la neutralité suisse, avec l’argument que ces derniers pouvaient en retour bénéficier d’oeuvres charitables situées en Suisse. Dans ce cadre, la présence du CICR sur le territoire helvétique a été abondement rappelée : « La Confédération n’hésite pas à user du prestige de l’institution genevoise pour défendre sa neutralité ; et les belligérants étendent leur reconnaissance envers le CICR à la Suisse tout entière. L’humanitaire, et le CICR en particulier, sont donc bel et bien au service de la neutralité. » (p. 501).

Cette vaste étude s’achève sur un constat provocateur assumé par l’auteur ; il se demande si, en fin de compte, la Suisse n’a pas avant tout cherché à s’aider elle-même avant d’aider les autres. S’il laisse cette interrogation ouverte, l’ouvrage de Cédric Cotter donne de solides arguments allant dans ce sens en raison de la richesse des développements qu’il propose.

Zitierweise:
Nicolas Gex: Cédric Cotter: (S’) Aider pour survivre. Action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale, Chêne-Bourg : Georg, 2017. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 219-222.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 219-222.

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