C. Humair: La Suisse et les puissances européennes

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Titel
La Suisse et les puissances européennes. Aux sources de l'indépendance (1813-1857)


Autor(en)
Humair, Cédric
Erschienen
Neuchâtel 2018: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
140 S.
von
Olivier Meuwly

La Suisse a-t-elle toujours été maîtresse de son destin ou, au contraire, sa construction et sa survie furent-elles le seul fruit de décisions prises ailleurs ? En d’autres termes, les Suisses sont-ils les seuls acteurs de leur histoire ou n’ont-ils été que les spectateurs plus ou moins dociles des jeux géopolitiques tramés entre Londres, Paris, Berlin et Vienne ? Ces questions ne hantent pas seulement le débat entre historiens. Elles connaissent une grande résonance dans le débat public, sinon politique, car les enjeux sont d’importance pour qui s’intéresse à la réalité historique et actuelle de la Suisse : jusqu’à quel point l’existence de la Suisse est-elle dépendante de l’étranger ?

C’est le mérite du remarquable ouvrage, rédigé par Cédric Humair pour la collection de Focus publiée par les éditions Alphil, de les remettre en perspective en abordant la question des relations complexes entre la Suisse et les puissances européennes depuis le Congrès de Vienne. L’auteur montre comment la Suisse, de sa position de satellite de la France républicaine puis impériale, est tombée sous la tutelle des grandes puissances européennes au lendemain du Congrès de Vienne. Puis comment elle a rebâti son indépendance dans un contexte international mouvant où elle comptait peu d’amis. Dans ce sens, la Régénération de 1830, mais surtout la création de la Suisse dite moderne, en 1848, posent des jalons essentiels vers l’affirmation d’une Suisse capable de mieux défendre ses intérêts, politiques ou économiques. Pour l’auteur, l’affaire de Neuchâtel, qui éclate en décembre 1856, sera décisive : en tenant tête à une Prusse prête à en découdre, et sachant jouer des divisions du camp adverse, la Suisse conforte une indépendance qui, bien que reconnue à Vienne, n’en restait pas moins à la merci de l’humeur changeante des monarchies européennes.

Attentif aux dynamiques propres à une Suisse en passe de se découvrir progressivement une identité nationale, par-delà les innombrables particularismes sociaux ou culturels qui rendent impossible toute politique harmonisée sous la conduite de l’informe Diète fédérale, Cédric Humair scrute les douloureux efforts de la Suisse pour édifier un discours crédible, sous la surveillance constante des puissances. Mais il s’intéresse surtout à l’attitude de la Grande-Bretagne, pour qui la Suisse devient une carte précieuse dans sa stratégie continentale. Car même si sa Gracieuse Majesté avait été très irritée par la pénible incohérence affichée par les Helvètes dans la capitale autrichienne, ses diplomates ne dévieront jamais de leur ligne : l’équilibre doit régner sur le continent et tout obstacle à son plein épanouissement doit être évacué. Dès lors, la Suisse, vouée à fonctionner comme un État tampon entre les ambitions françaises et autrichiennes, doit échapper à l’influence des puissances régionales.

Cet objectif poursuivi avec une imperturbable abnégation prive parfois les Anglais d’une lucidité pourtant implacable, comme le montrent les archives du Ministère britannique des Affaires étrangères que l’auteur a exhumées. Dès 1830, ils vont ainsi prendre le parti des cantons conservateurs contre les cantons libéraux. À l’unisson, pour une fois, des autres puissances. Une révision des institutions helvétiques ne risque-t-elle pas de déboucher sur un chaos qui recréerait un vide au centre de l’Europe en ravivant les appétits des Français et des Autrichiens, toujours prompts à considérer l’espace helvétique comme leur chasse gardée ? Pour empêcher toute guerre civile, les Anglais préparent sans le vouloir le terrain à une guerre qui aura bel et bien lieu, cette fois, en 1847. La Suisse qui naît en 1848, en réorganisant ses structures, se dote de moyens qui lui permettent de mener une politique plus coordonnée face aux exigences et aux pressions de l’étranger. Les Suisses jouent à merveille de la protection de fait que leur accordent des Britanniques qui resteront désormais à leurs côtés et finiront par accepter leur volonté d’écrire leur avenir sans en rendre compte à ceux qui ont reconnu leur indépendance en 1815. Ils osent définir leur politique notamment en matière d’accueil des révolutionnaires qui fuient leurs patries, et au dépit une fragilité dont ils ont conscience, malgré des conflits internes qu’ils apprennent lentement à résoudre.

Mais cette alliance informelle avec la Grande-Bretagne revêt un autre aspect qui dévoile l’extraordinaire habileté des Suisses dans un siècle où tout conspire à l’étouffement de la singularité politique que représente cet îlot libéral au milieu d’un océan monarchique. C’est en effet en grande partie sur le terrain économique que se joue la survie du pays. Le fédéralisme, comme l’écrit l’auteur, a des avantages et des inconvénients : s’il permet à chaque région de mener une politique appropriée à ses caractéristiques, il brise toute politique capable d’appliquer une politique douanière cohérente. Or, comment cette Suisse si faible au sortir du Congrès parviendra-t-elle à nourrir ses enfants alors qu’elle a fait le choix, vital, du libre-échange dans un contexte orienté vers un protectionnisme de plus en plus rigoureux ? La carte anglaise, puis américaine, ouvriront de nouveaux débouchés à des industriels qui apprennent à se renouveler à chaque soubresaut d’une vie économique chahutée. Sur ce plan également, la Constitution de 1848 posera les bases de progrès sensibles.

Peut-être parfois un peu trop fixé sur le domaine économique, l’auteur aurait pu préciser que la question de Neuchâtel tourna à l’avantage des Helvètes parce que leur cause fut certes soutenue par les Anglais, mais aussi par un formidable élan patriotique, première étape vers la lente résorption des traumatismes du Sonderbund. En outre, il soulève la question du caractère décisif, ou non, de l’appui des Anglais dans le maintien d’une indépendance, qu’il distingue à juste titre d’une neutralité appréhendée, tout au long du XIXe siècle, d’une façon très souple. Il aurait été intéressant de creuser encore davantage l’attitude des Suisses, aussi inventifs dans leur choix institutionnel qu’avisés dans leurs décisions économiques, et tiraillés entre un indiscutable courage, que Cédric Humair relève, et des contraintes multiples, qu’il met également en évidence. Il n’empêche : cet ouvrage jette un éclairage passionnant sur les problèmes internes et externes que la Suisse a dû affronter pour consolider son indépendance dans un environnement souvent hostile.

Zitierweise:
Olivier Meuwly: Cédric Humair: La Suisse et les puissances européennes. Aux sources de l’indépendance (1813-1857), Neuchâtel : Alphil, 2018. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 209-211.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 127, 2019, p. 209-211.

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