C. Vuilleumier (dir.): La Suisse et la guerre de 1914-1918

Titel
La Suisse et la guerre de 1914-1918.


Herausgeber
Vuilleumier, Christophe
Erschienen
Genève 2016: Editions Slatkine
Anzahl Seiten
686 S.
von
Pierre Streit

Publiés sous la direction de l’historien Christophe Vuilleumier, les actes de l’important colloque qui s’est déroulé du 10 au 12 septembre 2014 au Château de Penthes constituent désormais un ouvrage de référence de près de 700 pages sur le rôle de la Suisse pendant la Première Guerre mondiale sous trois angles d’approche originaux: la «Suisse humanitaire», la «Suisse tourmentée», la «Suisse engagée». On aimerait que la Seconde Guerre mondiale fasse aussi l’objet d’un traitement aussi large et pas limité à ses seuls aspects économicofinanciers. Il est impossible ici de rendre compte dans le détail des 32 contributions. On se limitera donc à dégager quelques temps forts de ce livre imposant et à la mise en page agréable.

Dans sa préface, François Jequier se pose la question de la commémoration qu’il connaît bien (commémoration de la Révolution vaudoise de 1798). Faut-il commémorer cette boucherie effroyable que fut 1914-1918, avec sa série de batailles qui, cette année, culminent avec Verdun et la Somme? Même si commémorer n’est pas célébrer? Et faut-il, de surcroît, le faire en Suisse, pays épargné par les horreurs de cette guerre? La réponse est affirmative, car les historiens doivent assumer leur responsabilité, mais le faire en ayant le courage de «rendre au passé l’incertitude de l’avenir telle que les acteurs de l’époque l’ont vécue» (p. 31).

La première partie de l’ouvrage est consacrée à la «Suisse humanitaire». Au-delà du cas de la Francobelge Louise de Bettignies, accusée d’espionnage par les Allemands et morte de maladie dans un camp malgré les efforts du CICR, c’est bien toute la problématique des prisonniers de guerre qui est abordée. Celle-ci occupe encore une place limitée dans l’historiographie de la Grande Guerre. C’est donc un champ de recherches encore inédit, qui concerne aussi les prisonniers français, internés ou en transit en Suisse (articles de Cora Tremmel et Marianne Walle). L’action du CICR et de l’Agence internationale des prisonniers de guerre est traitée (Jean-Luc Blondel, Claire Bonnélie). Au sein de cette dernière, un homme joue un rôle capital : Gustave Ador (Roger Durand). Fils de banquier, libéral, lieutenant-colonel, membre du CICR, il devient conseiller fédéral un peu par hasard, à la suite des remous créés par l’affaire Hoffmann-Grimm et la démission forcée du premier. De son côté, Patrick Bondallaz s’intéresse aux liens humanitaires qui se créent entre la Suisse et la Belgique, cet autre État neutre dont la neutralité est violée en 1914 par les troupes allemandes, ce qui entraîne un immense mouvement de protestation et d’entraide en Suisse romande. Qui se rappelle encore du rapatriement de 500000 civils français issus des territoires occupés, à travers la Suisse? Cet épisode semble avoir presque complètement disparu de la mémoire collective. Françoise Breuillaud-Sottas en restitue les aspects non seulement logistiques, mais également affectifs (l’immense élan de solidarité dans notre pays).

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée la «Suisse tourmentée», la situation intérieure de la Suisse constitue le thème principal. Un premier texte (Olivier Meuwly) met en évidence le passage au sein des partis politiques suisses de l’union sacrée aux déchirements. La Suisse de la Grande Guerre, c’est aussi une Suisse des clivages. D’abord entre régions linguistiques, à la suite de l’«affaire des colonels» alémaniques coupables d’avoir remis des documents sur les Alliés à l’Autriche-Hongrie, mais finalement ménagés par le haut commandement, et surtout à l’«affaire Hoffmann-Grimm», qui a mis dangereusement en péril la neutralité suisse, qu’une contribution aborde dans le détail (François Bugnion). Ardemment francophile, le journaliste Louis Dumur, installé à Paris, ne cesse quant à lui de dénoncer l’influence allemande en Suisse (Nicolas Gex). François Jacob s’intéresse à la figure de Guillaume II dans quelques romans suisses, dont le fameux Schweizerspiegel de Meinrad Inglin paru en 1938 ou La Pêche miraculeuse de Guy de Pourtalès.

Comment le clivage linguistique est-il vécu à Fribourg, canton bilingue (Alain-Jacques Tornare) ? Globalement, les sympathies vis-à-vis de la France priment. Dans une autre perspective tout aussi stimulante, Maurizio Binaghi traite de la question de la neutralité suisse en prenant comme objet d’étude le Tessin, pris en tenaille entre les plans offensifs suisses et l’irrédentisme italien. Élargissant la thématique linguistique, Georges Andrey s’interroge sur l’expression même de «Suisse romande», son apparition et son déve lop pement dans l’histoire. Quant à David Auberson, il fait le point sur le rôle de la Suisse comme « terre bénie des espions», qu’ils soient français, britanniques ou allemands. Magnifiquement illustrée en couleur, la contribution de Jean-Charles Giroud porte sur les nombreuses affiches suisses apparues pendant et après le conflit, qu’elles soient patriotiques, militaristes ou au contraire irrévérencieuses vis-à-vis de l’armée suisse «prussienne », publicitaire, commémoratrices de la garde aux frontières, ou socialistes, avec le rappel de l’enga gement de l’armée contre la grève générale de 1918.

Même s’ils ne constituent pas un thème principal (ce que l’on peut regretter, car c’est bien la détérioration des conditions économiques qui expliquent en grande partie la crise de 1918), les aspects économiques et commerciaux de la guerre ne sont toutefois pas totalement laissés de côté, avec le souci lancinant des Alliés que les marchandises livrées à la Suisse ne soient pas réexportées vers l’Allemagne (Stéphanie Leu).

La dernière partie (la «Suisse engagée») traite plus particulièrement des aspects militaires. Jean-Jacques Langendorf met en évidence les lacunes criantes dans l’équipement de l’armée suisse. Alexandre Vautravers décrit dans le détail la politique d’armement de la Suisse avant et après 1914. Hervé de Weck évoque la question de la fortification, qu’elle soit alpine ou non, alors que Christophe Vuilleumier s’intéresse aux Suisses actifs dans les armées étrangères. Ceux-ci ne furent pas rares à combattre dans les rangs français, mais ils n’ont pas tous connu la célébrité d’un Blaise Cendrars. En 1916, on peut évaluer leur nombre entre 2500 et 3000 hommes, principalement incorporés dans la Légion étrangère (p. 481). Quant à une présence suisse dans les armées allemandes, elle reste très rare et se limite surtout à celle d’aristocrates neuchâtelois nostalgiques de l’époque prussienne. Sébastien Farré s’attache aux monuments aux morts érigés dans un «pays sans combattants » (p. 496), à leur esthétique et à leur symbolisme. Avec un exemple devenu célèbre pour de tout autres raisons: la sentinelle érigée aux Rangiers par Charles L’Eplattenier.

Un certain nombre de Suisses se sont engagés directement dans le conflit. Par la plume, par les armes, ou en dénonçant scientifiquement des crimes de guerre. Ce fut le cas du célèbre criminaliste lausannois Rodolphe Archibald Reiss (Isabelle Monatani, Éric Sapin, Christophe Champod). Ses missions en Serbie, illustrées par d’insoutenables photographies, avaient pour but de mettre en lumière les atrocités commises par les troupes austro-hongroises. Pour tenter de réconcilier les Suisses si divisés et rétablir la cohésion nationale, la Nouvelle Société Helvétique, créée en 1914, six mois avant le début de la guerre sous l’impulsion de Gonzague de Reynold, déploya ses effets en se réclamant des Lumières et en appelant à l’unité (Corinne de Tscharner-Hentsch).

Malgré un nombre de coquilles parfois important, la lecture des «Actes» du colloque de Penthes, auquel des historiens réputés et d’autres qui le sont moins ont pris part, reste passionnante. Elle est facilitée par un index et une bibliographie générale (40 p.). Les actes offrent un vaste panorama de la Suisse pendant la Première Guerre mondiale, un conflit dans lequel elle ne fut certes pas directement impliquée, mais qui la marqua profondément, et ceci sur différents plans: politique, économique, militaire, social ou culturel. Il nous semble impossible d’écrire l’histoire de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale sans la lier à celle de la Suisse pendant la Première. L’ouvrage dirigé par Christophe Vuilleumier constitue certainement une passerelle importante.

Zitierweise:
Pierre Streit: Christophe Vuilleumier (dir.): La Suisse et la guerre de 1914-1918, Genève: Slatkine, 2015. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 124, 2016, p. 295-297.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 124, 2016, p. 295-297.

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