L. Carrier: L’émigration allemande en Suisse pendant la Grande Guerre

Titel
L’émigration allemande en Suisse pendant la Grande Guerre.


Autor(en)
Charrier, Landry
Erschienen
Genève 2015: Editions Slatkine
Anzahl Seiten
371 S.
von
Nicolas Gex, Université de Lausanne

Bien souvent, seule la figure de Romain Rolland est associée à la lutte pacifiste durant le premier conflit mondial. Sa notoriété a éclipsé, du moins dans l’espace francophone, l’existence d’une dissidence pacifiste allemande, pour laquelle la Suisse a aussi été une terre d’accueil. Le développement de la thèse du «coup de poignard dans le dos» et l’évolution politique de l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres ont contribué à déprécier l’action de ces intellectuels et à les repousser dans les marges de l’histoire. L’ouvrage de Landry Charrier apporte une importante contribution à cette thématique, comblant un vide historiographique. Il offre une étude détaillée en français sur un sujet particulièrement complexe, basée sur une maîtrise des diverses sources (d’un accès compliqué) et de la littérature secondaire.

L’émigration allemande en Suisse se caractérise par une très grande hétérogénéité. Le départ de l’Allemagne a été, comme le précise l’auteur, «bien souvent le résultat d’une décision librement choisie et non la conséquence d’une menace immédiate sur la vie des ‹intéressés» (p. 21). La dissidence pacifiste regroupait des intellectuels aux vues diverses, dont le seul point commun était une opposition, voire une haine, à l’encontre du Reich des Hohenzollern et de la Prusse. Une des forces de l’ouvrage de Landry Charrier est d’avoir étudié ce mouvement au sens large du terme, sans enfermer ses protagonistes dans telle ou telle catégorie. Il en résulte une analyse détaillée des trajectoires de ses acteurs, de leurs pratiques, de leurs principales sociabilités, ainsi qu’un aperçu de leurs prises de position. L’auteur a choisi deux échelles d’analyse pour appréhender cette constellation: la micro-analyse fine du parcours de plusieurs figures du mouvement pacifiste et la perspective globale, de manière à faire entrer son objet d’étude en résonnance avec l’histoire politique et culturelle contemporaine. Cette double approche, très stimulante, permet à Landry Charrier de renouveler la connaissance du mouvement pacifiste allemand en Suisse, ce qui est soutenu par le choix judicieux d’une chronologie qui dépasse la stricte périodisation du conflit. Espérons que cette étude donne l’impul sion à une démarche similaire sur Rolland et son entourage.

L’ouvrage est construit en quatre chapitres, chacun regroupé autour d’une thématique précise, tout en respectant la chronologie (moins le premier, plus synthétique). Le premier chapitre se concentre sur le mouvement pacifiste allemand, en particulier sur ses structures (associations, revues, etc.) et ses différents acteurs. Le choc de la déclaration de la guerre, qui «toucha les plus fervents opposants à l’empire, s’accom pa gna d’une mise en sommeil des organisations pacifistes allemandes.» (p. 40) De là, les réactions varieront selon des modalités et des chronologies individuelles. Comme le rappelle bien Landry Charrier, l’émigration allemande n’a pas été un phénomène de masse. Constituée de vagues successives dès le printemps 1915, avec une accélération après les offensives de Verdun et de la Somme en 1916, puis en 1917, elle a suivi les durcissements législatifs en Allemagne et le redoublement des efforts la propagande (pp. 82-83). Concentrés autour de Berne et Zurich, où se trouvaient différents lieux de contacts (revues, cafés, etc.) (pp. 84-87), les émigrés ont gardé une certaine distance avec la société helvétique, ce qui assimile ce mouvement à une forme de «migration de maintien» (p. 93).

Les chapitres centraux se concentrent sur deux revues, qui montrent la variété du mouvement pacifiste et les tensions qui le traversent. Le deuxième s’articule autour de la figure d’Alfred Hermann Fried, prix Nobel de la paix 1911, et de sa revue, la Friedenswarte. Installé durablement à Berne dès février 1915, Fried se sert de son titre et d’autres canaux pour promouvoir sa conviction que seule une paix de compromis permettrait d’imposer la démocratie, en particulier en Allemagne (p. 127). En parallèle, il parvient à renouer avec plusieurs pacifistes allemands au pays ou à l’étranger, auxquels il ouvre les colonnes de la Friedenswarte, sans toujours partager l’entier de leurs opinions. Landry Charrier s’est attaché à reconstituer la galaxie autour de Fried grâce à minutieux examen des sommaires de la revue. Il relève que la Friedenswarte accordait une place quasi nulle aux intellectuels suisses, hormis à la figure peu connue Walter Eggenschwyler (pp. 169-171).

Dans le troisième chapitre, Landry Charrier décortique en détail le destin de la Freie Zeitung à partir des rares sources à disposition. Il situe l’apparition de ce titre dans le contexte de «contraction culturelle» de 1916 (p. 197), en mettant l’accent sur deux acteurs principaux de l’émergence d’un discours pacifiste radical: Hans Schlieben et Richard Grelling. De jeunes intellectuels, comme Hugo Ball et Ernst Bloch, parmi les plus connus, rejoindront rapidement l’équipe chargée d’animer la Freie Zeitung. Comme la Friedenswarte, ce titre veut la fin du militarisme prussien et la démocratisation de l’Allemagne. La divergence se trouve dans la méthode, car ses animateurs étaient persuadés que seul un anéantissement de l’Allemagne par l’Entente permettrait d’y parvenir (pp. 234-235). Le ton résolument pro-Entente était de nature à raidir les autorités allemandes et surtout à attirer la bienveillance intéressée des services de propagande français et états-uniens. Cette proximité pèsera lourd à l’issue du conflit sur les principaux collaborateurs du titre, au moment où certains chercheront à jouer un rôle lors des débuts de la République de Weimar.

Le dernier chapitre se concentre sur le douloureux processus de sortie de la guerre, période bien souvent négligée par les historiens de la Première Guerre mondiale. Les tentatives de rapprochement au sein des émigrés échouent en raison des tensions idéologiques et personnelles entre les différentes tendances. Les événements de l’automne 1918 présageaient le triomphe de certaines idées promues par les pacifistes, proches des Quatorze points de Wilson. Cela a incité certains émigrés à tenter de réinvestir le champ politique allemand (pp. 288-290). Landry Charrier attire l’attention sur les difficultés éprouvées par l’essentiel des pacifistes à jouer un rôle dans le nouveau régime (à l’exception de Friedrich Wilhelm Foerster et Wilhelm Muehlon). La signature du Traité de Versailles stoppe net les espoirs d’une paix clémente et, comme l’avait noté Fried, signifie la défaite définitive des pacifistes (p. 312). Malgré cela, il continuera à publier sa revue, avec le but de fortifier la jeune démocratie allemande, persuadé qu’il s’agissait du point de départ vers une révision du traité de paix et de la SdN (pp. 321-322). Landry Charrier relève en conclusion que les pacifistes, après 1919 et surtout après 1933, seront des boucs émissaires de choix aux yeux des nationaux-socialistes, incarnant «l’ensemble des maux qui avaient, aux yeux de la propagande, miné l’Allemagne de l’intérieur: communisme, démocratie, judaïsme, pacifisme, révolution.» (p. 341) Plusieurs anciens émigrés seront contraints de reprendre le chemin de l’exil.

Cette riche étude, dont seules quelques grandes lignes ont été relevées ici, est complétée par une riche bibliographie et un très précieux index.

Zitierweise:
Nicolas Gex: Landry CHARRIER: L’émigration allemande en Suisse pendant la Grande Guerre, préface de Nicolas Beaupré, Genève: Slatkine, 2015. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 124, 2016, p. 292-294.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 124, 2016, p. 292-294.

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