L. Dorthe: Brigands et criminels d’habitude

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Titel
Brigands et criminels d’habitude. Justice et répression à Lausanne 1475-1550


Autor(en)
Dorthe, Lionel
Erschienen
Lausanne 2015: Bibliothèque historique vaudoise
Anzahl Seiten
552 S.
von
Élisabeth Salvi

Des guerres de Bourgogne à l’invasion bernoise, l’ouvrage de Lionel Dorthe, issu d’une thèse de doctorat (2013) étudie la répression criminelle à Lausanne à une période charnière de l’histoire vaudoise où s’affirment de nouvelles normes pénales. Avec un corpus constitué de 81 criminels jugés entre 1475 et 1550, Lionel Dorthe interroge l’influence des pratiques pénales sur l’évolution des normes procédurières et les enjeux de la politique répressive. Les nombreuses recherches sur la justice pénale en Occident ont été profondément renouvelées depuis plus d’une trentaine d’années sur le plan international et national. En Suisse romande, les travaux issus des universités de Genève et de Neuchâtel ont marqué l’histoire judiciaire du XVIIe au XIXe siècle . À Lausanne, après les thèses des historiens du droit Maurice von der Mühll et Paolo Gallone, les recherches sur la sorcellerie ont enrichi les études en histoire médiévale. La RHV a aussi consacré un numéro thématique à la justice et à la criminalité en 2010. Néanmoins, les travaux historiques portant sur les sources judiciaires vaudoises demeurent rares. L’étude de Lionel Dorthe préconise et interroge une périodisation qui nuance les travaux issus de l’historiographie régionale du XIXe siècle, parfois figée sur la question des «brigands du Jorat». Pour étudier l’évolution de la répression criminelle entre 1475 et 1550, enjeu paradigmatique de la thèse, et aussi celle de l’appareil lexical des juges, Lionel Dorthe n’a retenu que les criminels récidivistes ou ayant cumulé plusieurs infractions qui encourent le plus souvent la peine de mort. En rappelant les normes judiciaires en cours à Lausanne depuis le XIIIe siècle, l’historien identifie deux moments clefs dans l’histoire pénale lausannoise de la fin du Moyen Âge. Même si la présence de soudards a pu développer des codes brutaux, la guerre comme cause criminogène ne suffit pas à expliquer l’apparition de nouvelles procédures dans les archives. Il faut plutôt attendre l’année 1481, date de la réunion de la Cité (quartier fortifié, peuplé d’officiers épiscopaux et capitulaires, de clercs et de nobles) à la ville inférieure (bourgeois soumis à l’impôt) pour cerner le changement procédural. Selon Lionel Dorthe, c’est le pouvoir épiscopal déstabilisé par le renforcement de la bourgeoisie qui impose, par réaction, un changement radical de la procédure accusatoire: les aveux recueillis sous la torture (procédure extraordinaire) auprès des criminels d’habitude, des brigands ou des sorciers sont en effet mis par écrit. Caractérisée par le secret de l’instruction et l’élimination de moyens de défense, cette procédure appliquée dès le dernier tiers du XVe siècle peut être apparentée à la procédure inquisitoire. Apparue entre l’arc jurassien et alpin de la Suisse occidentale avec l’inquisition dominicaine, elle s’implante à Lausanne grâce au soutien de l’évêque. Le cumul d’infractions devient un crime atroce et énorme, assimilable à la sorcellerie et donc à un crime de lèse-majesté. Selon le médiéviste, ce glissement correspond à l’essoufflement de la lutte contre les hérésies. En effet, l’élaboration doctrinale du sabbat et sa diffusion coïncident avec l’apparition d’accusations de maléfice dans des cas d’hérésie. La dimension religieuse qui façonne l’outillage mental des juges laïcs amplifie le préjudice commis par le criminel en lésions perpétrées contre la société. Ainsi, malgré l’interdiction du Plaict général de la Ville de Lausanne (1368) d’entamer une poursuite d’office, les juges lausannois vont recourir à la procédure inquisitoire avant même l’arrivée des Bernois. Lionel Dorthe montre comment les autorités lausannoises tendent à remplacer les accusateurs – voire les victimes d’un crime devenues de simples dénonciateurs – par le juge qui instruit l’affaire. C’est aussi un pan du pouvoir judiciaire qui échappe aux bourgeois de la Ville car ceuxci octroyaient jusque-là l’autorisation de poursuivre d’office les délinquants. Cette prérogative revient désormais au bailli épiscopal lequel peut procéder sine clama. Une fois l’existence de la fama constatée, le juge engage une recherche de la vérité. La clame (procédure criminelle qui implique l’incarcération du plaignant et de l’inculpé) ne persistera que pour le cas d’homicide simple. Désormais, la documentation judiciaire s’organise autour de l’enquête du juge qui marque le passage de la «justice négociée à la justice hégémonique» (Mario Sbriccoli). Selon Lionel Dorthe, cette transformation procédurière qui renforce le pouvoir du juge (justice arbitraire) se heurtera dès 1536 à la lutte qui oppose la prérogative pénale de la seigneurie de Lausanne à celle de LL. EE. de Berne. Il en résultera deux cours pénales qui engloberont l’ancienne juridiction épiscopale, la cour seigneuriale de Lausanne (Tribunal de la rue de Bourg), dirigée par le Conseil de la Ville et la cour criminelle du Château relevant de la juridiction baillivale, à l’instar des autres bailliages du Pays de Vaud.

Au moment de l’invasion bernoise, le pouvoir du juge criminel est donc déjà amplifié. L’ordonnance de 1536 supprime la convocation et annihile l’intervention des bourgeois lors de l’incarcération d’un suspect dans les affaires d’homicide malgré leurs protestations. Le dépôt de la clame demeurera nécessaire pour les procès de la «grande délinquance» ou ceux instruits pour sorcellerie ou brigandage mais les seigneurs de Berne peuvent désormais se substituer aux parents de la victime et déposer la clame en leur nom.

En recourant aux comptes de la ville de Lausanne et à ceux des baillis bernois pour préciser les procès lacunaires, Lionel Dorthe décompte 1600 crimes commis par 81 personnes, dont 42 jugées par la cour séculière durant la période épiscopale, 18 par la chambre seigneuriale et 21 par la cour du bailliage bernois. Si les sources fragmentaires n’ont pas permis une étude approfondie de la sentence, Lionel Dorthe nous livre des indications importantes sur la grâce accordée par l’évêque (20%) ou par le bailli (14%), alors que les condamnations prononcées par les bourgeois de la Ville de Lausanne n’ont fait l’objet d’aucune mansuétude. L’étude de l’évolution de la nature du crime révèle une écrasante majorité du vol sur toute la période soit 93,4% de crimes (vol simple, vol avec ou sans violence, avec ou sans meurtre) commis sous la période épiscopale et 79,8% de vols durant la période bernoise. Si cette forte proportion avoisine celle recensée à Fribourg, elle est supérieure aux moyennes enregistrées à Avignon ou à Dijon. Quant à l’évolution entre la période épiscopale étudiée (1475-1527) et la période bernoise (1536-1550), les forfaits diminuent sensiblement. Le crime de sorcellerie, absent de la cour séculière de l’Évêque, apparaît sous la période bernoise et constitue 8,5% des crimes recensés entre 1536 et 1550. À propos de la provenance des criminels, Lionel Dorthe démontre que si la Savoie est le lieu d’origine des criminels le plus cité (19%) avant 1536, il se déplace à Lausanne (33%) pour la période suivante alors que l’historiographie avait insisté sur le phénomène du brigandage lié au Jorat.

Bien que la documentation judiciaire (36,5% des procès sont conservés pour la période épiscopale et près de 50% pour la période bernoise) et la périodisation 1475-1527 et 1536-1550 limitent quelque peu les conclusions de l’historien quant à la signification de ces statistiques, le cumul de délits ou la récidive fabrique un «milieu» criminel (p. 389) stigmatisé par le rituel judiciaire. A-t-il orienté la répression pénale de LL. EE. de Berne? La question de la récidive pourra désormais faire l’objet de dimension comparatiste et d’approfondissement historiographique. Par son imposante «chasse aux données» (p. 60) qui croise sources judiciaires et comptables, Lionel Dorthe offre aux chercheurs un vaste corpus inédit (en annexe figurent quelques procès, des extraits de comptabilité et de lois pénales) sur les déviances criminelles et les pratiques pénales à la fin du Moyen Âge. Il les invite à poursuivre l’étude de ce dossier et à l’éprouver au coeur des tensions urbaines marquées par le retrait de la Savoie et l’expansionnisme bernois lequel misera sur un contrôle total des structures judiciaires.

Zitierweise:
Élisabeth Salvi: Lionel DORTHE : Brigands et criminels d’habitude. Justice et répression à Lausanne 1475-1550, Lausanne: Bibliothèque historique vaudoise, 2015. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 124, 2016, p. 279-281.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 124, 2016, p. 279-281.

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