La Première Guerre mondiale ne s’est pas achevée le 11 novembre 1918. Les conflits armés entre les nations, les révolutions et les guerres civiles se sont poursuivis des années durant après l’armistice. Pendant l’entre-deux-guerres, il n’était pas inhabituel de situer la cessation des hostilités sur le continent européen non à la défaite des puissances centrales en automne 1918, mais au moment de la fin de la résistance passive allemande à l’occupation de la Ruhr, cinq ans plus tard. Entre ces deux dates, en effet, l’Europe a été secouée par une succession de crises ininterrompues qui ont causé un nombre de victimes civiles et militaires presque équivalent à la totalité des soldats tombés sur les champs de bataille pendant la Grande Guerre. De la Révolution bolchevique et ses suites aux conflits russo-polonais et gréco-turque, en passant par le chaos social qui a régné plusieurs années en Allemagne, en Autriche ou en Italie, une chappe de violences a recouvert une Europe exsangue. Robert Gerwarth a voulu débuter la narration de cette époque par l’évocation du massacre de Smyrne de septembre 1922: l’armée turque mit la ville à feu et à sang sous les regards médusés des Occidentaux qui observaient la scène depuis des navires ancrés dans le port, sans qu’ils vinssent en aide aux Grecs et aux Arméniens. À vrai dire, l’historien n’avait que l’embarras du choix. Au cours de ces guerres après la guerre, les peuples d’Europe ont été réduits à l’état de barbarie le plus primaire.
Paru en anglais en 2016, Les Vaincus, dont la traduction française est sortie l’année suivante chez Seuil, est un curieux ouvrage. Arguant que les années 1917–1923 sont trop peu connues et qu’elles sont souvent traitées au travers d’une approche étroitement nationale, Gerwarth, professeur au Centre for War Studies de l’University College de Dublin, fait le pari ambitieux de proposer une synthèse d’histoire politique pour l’ensemble de l’Europe. Son exposé est structuré autour de deux idées principales. À l’encontre de la thèse d’une brutalisation qui aurait touché l’intégralité de la société européenne après la Grande Guerre, défendue comme on le sait par George Mosse il y a de cela trois décennies, l’historien allemand soutient que les violences seraient, avant tout, les enfants indésirés de la défaite militaire. Pour preuve, la France et la Grande-Bretagne ont été largement épargnées par un tel phénomène, tandis que l’Italie ne serait pas un contre-exemple valable puisque sa victoire aurait été mutilée par les grandes puissances à Versailles. Voilà pour la première idée. Quant à la seconde, elle consiste à affirmer que plus que la guerre elle-même, la période étudiée aurait eu un impact déterminant sur la suite malheureuse des événements. La révolution russe et les réactions qu’elle a provoquées, le découpage territorial de l’Europe et les séquelles laissées par cette période funeste ont préparé des désastres plus grands encore. Exemple parmi d’autres, le mythe du complot judéo-bolchevique, qui fera sinistrement florès s’est forgé durant ces années d’après-guerre, pendant ce qui a été un moment juif de la politique européenne.
Que penser de telles idées, si ce n’est qu’elles ont la force de la simplicité et la faiblesse de l’évidence? Et c’est bien là un des défauts essentiels de l’ouvrage de Gerwarth que de n’avancer aucune thèse novatrice. Non seulement son livre n’amène rien de plus d’un point de vue factuel aux synthèses sur l’entre-deux-guerres rédigées par des historiens plus chevronnés – la somme récente de Ian Kershaw vient naturellement à l’esprit –, mais encore sa narration manque de lignes directrices. En dépit de son ambition initiale, Gerwarth relate les uns après les autres les épisodes sanglants des années 1917–1923, sans qu’un tableau global ressorte clairement, tout cela en commettant de surprenantes omissions. L’hyperinflation allemande et l’occupation de la Ruhr sont ainsi presque ignorées, bien que, selon l’usage, Gerwarth situe le début de la stabilisation éphémère de l’Europe durant les années 1920 avec l’entame du plan Dawes. Arrivé au terme des Vaincus, le lecteur aura sans doute été quelque peu étourdi par les longs détails sur les violences extrêmes commises aux quatre coins de l’Europe – dans le style d’un Orlando Figes pour la révolution russe, hélas, sans le talent narratif de l’historien britannique – mais surtout il se demandera, perplexe, quel genre d’ouvrage il a entre ses mains. Est-ce une histoire militaire, une histoire des relations internationales ou une histoire de la violence humaine? Un peu tout cela à la fois, et, finalement, un peu rien aussi.
Il serait facile d’allonger la liste des critiques. On cherche en vain une prise en compte du facteur économique dans la crise européenne ou des dissensions politiques entre la France et la Grande-Bretagne. Le propos sur les conséquences des traités de paix et la Société des Nations est, lui, trop superficiel au regard des innombrables études sur la question. Alors que Gerwarth fait preuve d’intelligence dans son traitement de l’histoire de l’Europe de l’Est, il manque le coche au sujet de l’avènement du fascisme italien et, plus étonnamment, de la crise de la République de Weimar, ce spécialiste d’histoire allemande nous gratifiant de pages sur l’accouchement difficile de la démocratie dignes d’un manuel scolaire. On regrettera finalement certaines erreurs qui, loin d’être des futilités, décrédibilisent considérablement l’auteur. Par exemple, on apprendra que l’Empire ottoman serait entré en guerre aux côtés des Centraux en août 1914, puis que l’Italie aurait eu un gouvernement dominé par les socialistes en 1919 et 1920, ou que Hitler aurait été tenté par l’extrême-gauche à la fin du conflit mondial.
Les Vaincus ne satisfera donc ni les spécialistes de la période, ni les amateurs d’histoire moins avertis. Cela n’enlève rien à l’intérêt de cette synthèse dont le sentiment d’inachevé que procure la lecture aura au moins le mérite, on l’espère, d’inviter les historiens suisses à se diriger vers d’autres oeuvres de ce type afin de mieux replacer l’évolution de la société et de la politique helvétique du premier après-guerre dans une perspective internationale. Car, en dépit de ses évidentes lacunes, on ne peut s’empêcher de se demander, devant cet ouvrage rédigé par un professeur d’une quarantaine d’années en Irlande, s’il y a un seul spécialiste du XXe siècle en Suisse qui serait capable de réaliser un livre semblable sur l’histoire de l’Europe. Force est de constater que, pour les années 1920, aucun d’entre eux ne s’y est risqué. Sans doute, ont-ils des tâches plus importantes à accomplir.
Zitierweise:
Christophe Farquet: Robert Gerwarth: Les Vaincus. Violences et guerres civiles sur les décombres des empires, 1917–1923, Paris: Seuil, 2017, https://www.infoclio.ch/de/rez?rid=96236. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 341-343.