M. Deschamp: Mythologies luthériennes

Cover
Titel
Mythologies luthériennes. Les Vies de Luther par lui-même, Mélanchton et Taillepied


Herausgeber
Deschamp, Marion
Reihe
Faits de religion
Erschienen
Lyon 2017: Presses universitaires de Lyon
Anzahl Seiten
204 S.
von
Geneviève Gross

Pensé et rédigé dans la perspective des célébrations du jubilé de la Réforme, le livre se construit autour de trois sources: trois récits de vie. Il mène le lecteur dans l’écriture autobiographique et rétrospective d’un Luther vieillissant, qui remonte à la genèse de sa révolte contre Rome (1545) pour se clore, en dépassant la frontière religieuse, sur l’univers du polémiste catholique Noël Taillepied et son récit aux accents de légende noire, largement inspiré par le mémoire biographique et hostile au Réformateur que compile patiemment Jean Colchée. De l’écriture de soi ou de «tentative d’historicisation appliquée à sa propre doctrine», l’ouvrage a comme point de mire la rhétorique de controverse: deux extrémités littéraires, deux parties d’une même pièce, puisqu’elles se placent au coeur même de l’appropriation d’une figure fondatrice et du combat pour la vraie image du Réformateur, l’alimentant ou l’enraillant par le renversement des Vies en «Vies hostiles». Dans cet agencement, l’écrit biographique de Mélanchton (1546) opère en moyen terme et fait, pour ainsi dire, la transition du mort au vif. Bien plus, l’«économie du souvenir» qu’analyse et décode Marion Deschamp est ainsi enserrée dans des enjeux de taille: le texte, émanant du disciple et héritier de Luther, interroge le geste de transmission et l’impératif de continuité qui frappe les Églises luthériennes et plus largement le protestantisme après la mort du Réformateur. La mort réelle et physique de Luther exacerbe l’absence que l’intense campagne de portraits initiée une dizaine d’années plus tôt compensait d’une certaine façon jusque-là. Elle pose l’Église devant le défi de la commémoration et l’obligation de se positionner face à l’ethos de la sainteté et de l’exemplarité édifiante pour raconter Luther, son parcours et s’y relier. Ce ralliement s’opère par l’image, mais bien davantage s’est frotté, comme le documente et l’analyse Marion Deschamp dans une dernière partie, à la matérialité du corps mort de Luther, de son visage et de ses mains cristallisées dans la cire, obligeant par conséquent le mouvement à repenser, dans une tension permanente à sa propre identité doctrinale, le lien à la figure souche, son statut et sa place, du coeur du temple aux coeurs des croyants.

L’acte de mémoire, l’écriture mémorielle, ses défis, ses enjeux et sa gestion face à des traditions d’écriture ancrées et éprouvées sont des thématiques centrales de l’ouvrage. Par le biais de la geste mémorielle, l’ouvrage invite à repenser Luther, à «tourner lentement autour de sa statue posthume» (p. 19). Bien plus, c’est un temps de suspension que propose Marion Deschamp pour se confronter, grâce à l’architecture raisonnée de son ouvrage et une méthodologie rigoureuse et éclairante, au squelette de la mémoire luthérienne. Dans son introduction, qui a d’ailleurs la portée d’un essai d’histoire culturelle et sociale sur la fabrique de la mémoire, mais avant cela dans le choix même de son titre, l’auteure fait justement référence au terme de «mythologies». En les qualifiant ainsi, elle se distancie du même coup et d’entrée de jeu avec les représentations connues, reconnues et devenues quasiment acquises de Luther. Ce sont ces imaginaires collectifs, ayant servi à soutenir et à partager dans des contextes donnés au sein de «communautés électives» des appartenances et des lectures de la déchirure religieuse, que l’auteure déconstruit. Elle se frotte à l’écriture de la mémoire et désosse ces mises en mot d’une destinée, qui ont alimenté la perception d’une figure double d’un même Luther, puisqu’oscillant entre l’image d’un homme épris de Vérité mettant en fragilité le discours même de cette Église qui cherche à se définir dans une prise de distance avec les saints et leur culte, et la figure d’un être hérésiarque sous l’emprise du Diable. Dès lors, elle les envisage bien plus sous le jour d’éléments issus d’une mémoire manufacturée et travaillée qui autorise à penser l’écriture non seulement comme un acte contextualisé et un geste de construction, «de stylisation identitaire» (p. 14) aux facettes complexes et aux stratégies multiples, mais aussi de la poser sur la durée longue de la circulation et de la réception. C’est avec ce bagage conceptuel qu’est repensée la fixation dans les imaginaires collectifs de la dimension héroïque de ce moine devenu réformateur et promoteur d’une Église rénovée; investi en une figure portant en elle, par sa gestuelle de résistant à l’autorité cléricale, une modernité la faisant défenseuse de la liberté de conscience, de l’individu, voire de la démocratie.

Chaque texte est présenté avec sa bibliographie d’ouvrages critiques qui lui est propre, dont Marion Deschamp expose la lecture, puis la dépasse ou, tout du moins, s’appuie sur cet héritage pour lui donner un échelon critique supplémentaire et une ouverture plus large, grâce à la thématique mémorielle qu’elle préconise et analyse. Posé dans l’histoire du livre et la circulation des textes, par la mention des premières éditions, des traductions et des remaniements antérieurs lors de rééditions, chaque texte est également abordé dans sa facture et sa dynamique discursive propres d’ouvrage polémique ou d’oeuvre de compilation. Il est placé dans son contexte de publication, interrogeant intentions de l’auteur et situation politique des Églises luthériennes après la mort de Luther, celles-ci étant alors prises dans les luttes philippistes, et gnésioluthériennes plus particulièrement. Le système d’annotation est sobre et remplit, par les critères choisis, sa fonction de soutien au texte même et à la lecture globale des finalités critiques de l’ouvrage en soi. En effet, l’annotation s’attache à des éclaircissements de vocabulaire relatifs à la langue du XVIe siècle ou à une comparaison avec le texte original, mettant en évidence les choix opérés par le traducteur, indication des références bibliques implicites dans le texte, mise en contexte avec les productions polémiques et écrits théologiques de Luther. L’annotation est également historique et donne des précisions sur des évènements (conflits armés, bulles, ordonnances et décisions …) et des figures implicitement évoquées ou explicitement citées. Mais surtout, elle n’omet pas de souligner les lieux rhétoriques sur lesquels la mémoire collective a façonné et formé Luther en figure héroïque notamment, acteur et moteur de la liberté de conscience et de la modernité.

Dans sa postface, Olivier Christin poursuit la proposition entamée plus tôt par l’entreprise de Marion Deschamp qui fait de la mort un instant décisif et fondateur. La mort oblige à une mise à l’épreuve, puisqu’elle détache une communauté, une confession, de son capital symbolique, de l’aura prophétique du Réformateur. Elle pose dès lors de manière inévitable la question de la succession et confronte le mouvement même, la Réforme luthérienne comme plus tard la Réforme calvinienne, à ses capacités de succès, de survivance, d’enracinement et d’unité face à une Église romaine qui, elle, a réglé son rapport à la succession et à la vacance.

En conclusion, l’ouvrage de Marion Deschamp offre une position forte pour repenser évènements et acteurs, – composants incontournables de l’histoire du fait religieux au XVIe siècle –, devenus, moments décisifs et monuments, à l’image ici de Martin Luther. Il permet de faire brèche sans déraciner le mythe, puisqu’il l’étudie; ainsi par une remontée aux sources, l’espace du souvenir est réaménagé, Luther y est reposé, repensé au coeur de la fabrique d’une mémoire.

Zitierweise:
Geneviève Gross: Marion Deschamp: Mythologies luthériennes. Les Vies de Luther par lui-même, Mélanchton et Taillepied, Lyon: Presses universitaires de Lyon, 2017. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 1, 2019, S. 176-178.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 1, 2019, S. 176-178.

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