M. Delaloye: Une histoire érotique du Kremlin

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Title
Une histoire érotique du Kremlin. D’Ivan le Terrible à Raïssa Gorbatcheva


Author(s)
Delaloye, Magali
Published
Paris 2016: Payot
Extent
300 S.
by
Fayet Jean-François

Disons-le d’entrée, d’érotisme, même pris dans son acception la plus large comme le suggère l’introduction, il n’est guère question dans cette version coupée et très remaniée d’une thèse soutenue à l’Université de Berne en 2015. Non que les individus formant le cercle du Kremlin soient dénués de désir et libres de relation sexuelle, ils illustrent à cet égard tout l’éventail des pratiques légales et illégales de leurs contemporains. Mais parce que l’adjectif érotique me semble à la fois inapproprié dans la perspective de genre retenue par l’auteure et bien trop réducteur pour couvrir l’éventail des relations humaines (amour, amitié, conjugalité, complicité, peur, trahison) nouées par l’équipe dirigeante et leurs épouses. Ce sont en effet les femmes et le féminin que Magali Delaloye s’efforce de faire émerger de cet espace du pouvoir si traditionnellement masculin, où vie privée et vie publique furent de tous temps imbriquées.

Longtemps objet marginal de la recherche, le thème de la vie privée et intime en Union soviétique n’est plus tout-à-fait inédit. Le sujet a suscité une floraison de publications, depuis la remise en cause à partir des années 70 des analyses globalisantes et des approches structurelles qui plaçaient l’individu au second plan, et surtout grâce à l’accès depuis les années 1990 à de nouvelles sources. Des travaux qui portent tant sur le cercle dirigeant (Oleg Khlevniouk, Sheila Fitzpatrick,) et Staline en particulier (Lili Marcou,), que sur les citoyens de base (Oleg Kharkhordin, Jochen Hellbeck). Mais le livre de Magali Delaloye nous raconte l’histoire souvent intéressante de cette intimité de la vie des dirigeants vivant au Kremlin dans une perspective de genre: quel type de relation de sexe et de genre se noue dans l’intimité du Kremlin? Car l’auteure ne se limite pas à la place des femmes et à leurs représentations, mais questionne la brève déconstruction des rapports de genre initiée par la révolution. Une histoire de la vie privée plus que des émotions, encore que la dévotion et la peur soient omniprésentes tout au long de l’ouvrage.

A défaut d’être équilibré, le découpage de l’ouvrage en cinq parties chronologiques, dont trois consacrées au règne de Staline, se fait à partir de thèmes cohérents, et souvent stimulants. Seule fait exception, en raison de l’étendue de la période couverte (du 15e siècle à 1924), la première partie. Intitulé «Amour meurtre et dynastie», le premier chapitre est consacré au rôle des femmes du Kremlin d’Ivan III à Pierre le Grand. Outre ce qui est attendu d’elles, le bien-être de leur mari, la capacité à engendrer des héritiers mâles en bonne santé, l’exercice de la couture, elles disposent parfois en tant que conjointe puis en tant que mère d’une influence déterminante sur les affaires de l’Etat. Mais leur position est précaire; en raison de la forte mortalité infantile et maternelle, mais aussi des intrigues, les tsars se marient souvent plusieurs fois, entrainant l’exil, l’entrée au monastère, la prison ou la mort de la famille déchue. Instrumentalisées dans les stratégies politiques et territoriales, les femmes n’en jouent pas moins un rôle important, à l’exemple de la seconde épouse d’Ivan III, la princesse Zoé Paléologue, nièce du dernier empereur byzantin. La princesse va totalement bouleverser les habitudes du palais princier, et métamorphoser le Kremlin primitif érigé au 14e siècle. Elle confie à l’architecte italien Féorovanti la construction de palais, dont celui à Facettes, et d’églises, fait élever des tours style Renaissance sur le Kremlin et introduit le protocole de la cour de Byzance et ses insignes. Plus déterminant encore est son rôle dans le bouleversement de l’ordre de succession dynastique. Malgré la règle héréditaire qui a remplacé l’ancien principe de frère aîné à frère cadet, Zoé parvient à imposer son fils aux dépens de la descendance de la première épouse d’Ivan III. Dans ce système de succession dynastique par primogéniture, le pouvoir autocratique mis en place sous les règnes d’Ivan III, de Vassily III (1505–1533) et d’Ivan IV, demeure suspendu à la capacité reproductive des épouses légitimes.

Ivan IV, incarne parfaitement cette dépendance des tsars. Issu comme son père Vassily III d’un second mariage du Tsar, le tsarévitch doit d’abord beaucoup à sa mère, Elena Glinskaïa, qui sut faire prévaloir le principe de primogéniture et assurer sa protection en prenant la régence. C’est aussi elle qui prit l’initiative de le faire couronner tsar à la cathédrale de la Dormition de Moscou, à un an, puis de l’introniser Grand-Prince avec l’accord du métropolite Daniel avant sa majorité. Faute de réseau dans l’aristocratie européenne, Ivan se marie avec Anastasia Romanov, la fille d’un boyard à la beauté frappante, à la suite d’une parade de jeunes filles, puis avec une princesse tcherkesse, en tout plus de six fois rompant ainsi avec la tradition orthodoxe qui en cas de veuvage limite les mariages au nombre de trois. Ivan devenu le terrible, qui ne fut pas si terrible avec ses épouses, préférant l’enfermement au couvent à la mort, alors que pour sa part il se livre à des orgies dans le monastère d’Alexandrovskaïa Sloboda, laisse deux fils à sa mort en 1584. Dmitri, alors âgé de deux ans et Fedor, 27 ans, faible d’esprit et de caractère. Le premier décède avant d’atteindre la majorité d’un accident lors d’une crise d’épilepsie. Après le mort de Fedor en 1598, suivie de l’abdication de sa femme, il n’y a plus de successeur. Avec la fin des Riourikides s’ouvre le Temps des troubles. Mais on ne saura rien du passage au Kremlin de l’aventurière polonaise Marina Mniszek, femme des deux faux Dmitri, pas plus que des conjointes, soeurs ou mères des premiers Romanov.

Magali Delaloye reprend son récit avec le Tsar Pierre 1er, demi-frère d’Ivan V et fils de Natalia Kirillovna Narychkina. La seconde épouse d’Alexis 1er est une femme cultivée et émancipée qui transmet son goût de l’Europe à son fils. Après l’évincement de la régence de sa demi-soeur, la redoutable Sophie, qui est aussi l’amante de Vassili Golitsyne, à la suite de l’échec d’un complot visant à éliminer son demi-frère, Pierre confie le pouvoir à cette mère qu’il chérit. Marié à la belle Eudoxie Loupoukhine qui lui donne trois fils, dont deux ne survivront pas, Pierre néglige son épouse, mais il attendra le décès de Natalia Kirillovna Narychkina pour l’envoyer au couvent. Ayant coupé tout lien avec l’Eglise orthodoxe, le souverain mène une vie dissolue de ripaille dans le quartier allemand en compagnie de ses amis étrangers, entretenant une maîtresse pendant douze ans, puis finissant par en épouser une autre, la future Catherine. Bien qu’ayant élargi les bases de l’autocratie, en renforçant son pouvoir et son contrôle sur toutes les couches de la société et les différentes les institutions, Pierre se heurte à de nombreuses oppositions, impliquant Eudoxie et son fils, Alexis Pétrovitch qu’il fait condamner à mort. Son épouse qui lui succède sur le trône inaugure ainsi le siècle des impératrices dont l’histoire, qui se déroule à Saint-Pétersbourg, n’est pas narrée ici.

Le retour au Kremlin se fait en mars 1918, dans le cadre de la seconde partie dédiée au «Kremlin rouge». Dans le contexte de la guerre civile et des interventions étrangères, Moscou retrouve son rôle de capitale en raison de la centralité de ce bastion militaire. Outre les nombreux gardes et collaborateurs qui fréquentent en permanence les lieux, les nouveaux dirigeants de la Russie sont venus en famille, avec femmes et enfants. Des familles de camarades, l’endogamie partisane est de mise. Lénine accompagné de sa femme Nadejda Kroupskaïa, sera bientôt rejoint par son amante Inessa Armand. Parmi les épouses du Kremlin évoquées figurent encore Lilina Zinoviev, la femme du plus proche collaborateur de Lénine, et Natalia Sedova, la seconde épouse Trotski. Seule Alexandra Kollontaï, la fondatrice du Jenotdel, la section féminine du Parti, qui est la première femme du monde à participer à un exécutif – elle dirige quelque mois le Commissariat à l’assistance publique – puis à devenir ambassadrice, est là en son nom propre, non en tant qu’épouse ou amante. Mais toutes sont des militantes révolutionnaires, disposant d’une bonne éducation, souvent complétée à l’étranger, et occupent des fonctions dirigeantes au sein de l’Etat ou du Parti soviétique à l’instar de Natalia Kroupskaïa, d’Inessa Armand et d’Alexandra Kollontaï. À partir de ces trois figures célèbres, Delaloye reprend les débats théoriques déjà bien étudiés sur l’émancipation des femmes en lien avec celle des ouvriers. Si toutes ces femmes s’engagent à des degrés divers dans l’action politique pour promouvoir l’égalité entre hommes et femmes, parfois au prix d’âpres luttes et de nombreuses déceptions, elles incarnent dans leur vie privée des registres bien différenciés de la relation de couple. C’est dans ce décalage entre une aspiration à la révolution du couple et la réalité vécue des relations amoureuses que la perspective de l’auteure montre sa pertinence. Kroupskaja, l’épouse et collaboratrice de toujours, tolère et finit par apprécier Inessa Armand, se proposant même de s’effacer devant la belle aventurière. La femme libre, «éprouvant une passion érotique mêlée de soutien politique» pour Lénine, dispose d’un statut d’amante très officiel comme en témoigne le dépôt de ses cendres dans le mur du Kremlin. Kollontaï, qui condamne la double morale bourgeoise et prône «l’amour camarade» selon la «théorie de verre d’eau», ne supporte pas les infidélités de son jeune amant. Les lettres qu’elle écrit au très indiscipliné marin militaire Pavel Dybenko témoignent de façon poignante du drame qui se joue dans l’intimité de cette révolutionnaire torturée par la difficulté de se libérer de la jalousie.

A cette génération de «femmes remarquables», chacune dans la diversité de sa personnalité et de ses rôles, succède à la fin des années vingt, les femmes des «staliniens». Si elles ne sont pas des théoriciennes de l’émancipation féminine, ces épouses continuent néanmoins à oeuvrer pour l’égalité des sexes, mais dans des registres très marqués par les stéréotypes de genre. La longue période stalinienne initie un processus de transition déterminant dans l’effacement des femmes et de leurs droits notamment s’agissant de l’avortement. Les femmes du cercle de Staline ressemblent beaucoup à leurs époux. D’origine modeste, ces militantes de base formées dans la clandestinité, ayant parfois connu la déportation, mais pas l’exil à l’étranger, sont pour la plupart des autodidactes qui complètent leur formation à l’Université ouvrière, à l’instar de Maria Kaganovitcha, de Dora Andreïeva, d’Ekaterina Kalinina ou Vorochilova. Si Nadejda Allilouïeva, la seconde femme de Staline, qui se suicide en 1932, baigne dans la révolution depuis l’enfance par sa famille, Polina Molotova a rejoint le mouvement après Octobre. Cette bolchevique sévère aimant son mari mais vénérant Staline, fait partie des proches du Guide et de sa femme. En tant qu’intellectuelles, les femmes successives de Boukharine (Nadejda Loukina, Esfira Gourevitch et Anna Larina), font figure d’exception au Kremlin, soulignant encore la singularité si ce n’est l’anachronisme de la position de leur époux. L’enfant chéri du Parti est aussi le seul à dépasser les stéréotypes de genre dans les relations de couple, considérant ses épouses comme des égales, ainsi que dans la représentation de soi.

L’exercice de la parentalité se fait de façon différente en fonction des générations, «la rigueur et la discipline révolutionnaire» sont plus marquées chez les plus âgés, mais la répartition des tâches parentales reste très classique. Tout le travail revient aux femmes. Les stéréotypes de genre pèsent aussi sur le traitement différencié des enfants. En macho géorgien Staline est dur avec ses fils, alors qu’il passe tout à sa «petite patronne», le surnom de sa fille. Outre les deux Svetlana (les filles de Staline et Molotov) qui sont traitées en princesses, la petite bande compte quelques personnalités turbulentes, ou moins studieuses, comme les garçons adoptés ou pris en charge par les Vorochilov, le fils Mokoïan. Les enfants mâles du Kremlin furent des princes combattants, tous décimés par la guerre à l’exception de l’un des fils de Staline.

Dans le dernier chapitre de cette partie consacrée au «Temps de l’amitié», l’auteure évoque les corps masculins usés de cette génération qui a connu la clandestinité, la pauvreté et les privations. Dans l’intimité le Kremlin prend des allures de sanatorium, tant la maladie occupe les esprits, les discussions et les correspondances des dirigeants. Dans un univers où la maladie devient un signe de virilité, Staline, qui se plaint rarement, fait figure de héros tant son corps porte les stigmates de ses engagements révolutionnaires. Si elle n’est pas sans impact sur la gestion de la recherche médicale et le destin individuel de quelques médecins, l’évocation de la maladie permet surtout d’esquisser les contours du cercle des amis, pas seulement des collaborateurs politiques comme Kaganovitch et Molotov. Ce cercle des intimes se limite à Avel Enoukidzé, Alexandre Svanidzé, Sergo Ordjonikidzé, Kirov, Mikhaïl Kalinine, et Kliment Vorochilov, dont l’allure saine et sportive tranche avec celle du groupe. Seule l’amitié autorise cette promiscuité des corps et des souffrances, mais aussi les quolibets à l’encontre de la coquetterie de Vorochilov. Les mêmes auxquels s’adjoignent, Boudionny et Kirov, se retrouvent à l’occasion de partie de chasse, où l’important n’est pas la prise mais le moment passé ensemble. Loisir viril s’il en est, la chasse permet d’établir des liens de proximité au-delà des lignes politiques, et d’élargir progressivement le cercle à la nouvelle génération de Béria et Khrouchtchev. Si jusqu’en 1937 ils forment la direction collective de l’Etat-Parti, ces hommes ne sont pas des égaux, malgré le tutoiement. Hommes du pouvoir sans pouvoir, ils sont à la fois complices et victimes potentielles de celui auquel ils doivent leur position. Staline excelle d’ailleurs dans l’art de le leur rappeler par simple allusion, ou par l’arrestation d’un proche.

L’année 1937, marque la fin des amitiés: Enoukidzé, Svanidzé et Boukharine sont arrêtés, Ordzhonikidzé s’est suicidé, seul Kalinine, provisoirement, et Vorochilov, qui fait preuve, au-delà d’une déférence allant jusqu’à la flagornerie, d’intelligence tactique en s’auto-excluant, s’en sortent. Staline ne prend plus la peine de consulter systématiquement ses collègues, la loyauté n’est plus un gage de survie. Après l’élimination de ses rivaux il procède à celle des témoins, des anciens bolcheviks qui ne peuvent menacer sa position, mais qui en savent trop. Bien qu’habitant au Kremlin Boukharine, que tout oppose à Staline, ne peut pas être qualifié de stalinien, si ce n’est par sa soumission progressive au secrétaire général. Mais Boukharine n’était plus que l’ombre de lui-même, totalement usé; espérant épargner sa jeune épouse, il s’aplatit humainement devant Vorochilov, puis intellectuellement devant Molotov, et encore devant Ejov alors que Staline se joue de lui. La disparition de Boukharine marque celle d’une forme de virilité alternative au modèle stalinien. Durant les années trente les identités de genre que l’auteure traque dans la pilosité faciale, l’expression des sentiments et la mobilisation des héros littéraires pour le choix du pseudonyme, peuvent encore varier, même si elles déclinent toutes le thème de la virilité. Après la Grande terreur, la virilité romantique, barbue, d’un Boukharine, qui n’avait pas peur d’exprimer ses sentiments et de jouer avec les identités de genre, s’efface au profit d’un modèle unique beaucoup plus conservateur. Cette virilité stalinienne, qui s’appuie sur la force physique, la résistance à l’alcool, et s’inscrit dans une «matrice hétérosexuelle» des plus traditionnelles, celle du séducteur dominant les femmes, se construit aussi par la criminalisation de l’homosexualité masculine, la sodomie selon le terme retenu par la loi de 1934.

L’élimination de Nikolaï Ejov, le premier représentant de la nouvelle génération à avoir pénétré le cercle de Staline, inaugure un nouveau cycle de procès et surtout une nouvelle méthode, celle de l’arrestation de l’épouse de la future victime. Le processus débute par une enquête que le chef du NKVD a lui-même lancé par jalousie à l’encontre d’Isaac Babel, l’amant de sa seconde épouse! Après ses amants et ses proches, c’est au tour d’Evguenia Ejova d’être arrêtée par Béria, alors que le «nain sanglant», qui sombre dans la boisson, demande le divorce. S’il n’hésite pas à suivre les règles du jeu en avouant ses actions criminelles, Ejov rompt avec la tradition en s’accusant lors de son procès à huis clos de débauche. Pourtant les alcooliques sont nombreux au Kremlin, à l’exemple de Kalinine et Jdanov; Staline qui aime le vin organise les beuveries et pousse ses collaborateurs à la boisson pour les tester. Quant aux défauts de la vie privée ils n’interviennent habituellement pas dans les interactions politiques. Lors de leur procès il n’est nullement question de la dépravation morale – le proxénétisme, la séduction de jeunes filles prépubères – pourtant bien connue d’un Iagoda et d’un Enoukidzé. Mais selon Magali Delaloye, les références explicites d’Ejov à ses pratiques homosexuelles, voire bisexuelles, sont adressées à Staline pour témoigner de son acceptation des normes de la virilité du clan. En «s’excluant de la communauté des hommes du Kremlin», Ejov conforte le lien rhétorique entre manquement politique et déchéance morale, mais seul Béria verra, et seulement en 1953, ce dernier terme figurer dans son acte d’accusation.

La Quatrième partie de l’ouvrage décrit l’éloignement des femmes du Kremlin, la fin de la vie mondaine et familiale du cercle des intimes. L’attaque contre les épouses permet à Staline de conserver ses collaborateurs sans douter de leur loyauté. Sur seize femmes du cercle du Kremlin, dix sont arrêtées, dont trois fusillées. Le processus d’exclusion de Polina Jemtchouchina Molotova, qui militait au parti depuis 1918 est progressif et concomitant à la montée en force de son mari dans l’Etat-Parti et sur la scène internationale. Celle qu’on surnomme la première dame est d’abord démise de ses principales fonctions politiques, au nom de manquements indéterminés, puis accusée de soutenir les nationalistes juifs, avant d’être exclue du Parti et arrêtée. Bien qu’ayant divorcé en hâte, selon la recommandation de Staline, Molotov est démis de ses fonctions de Ministre des affaires étrangères. Comme Polina Jemtchouchina, Ekaterina Kalinina, Ekaterina Poskrebycheva, la femme du secrétaire particulier de Staline, et Dora Khazan, la femme d’Andreïev, le secrétaire du Comité central, sont à leur tour déportées en tant qu’épouses de vieux-bolcheviks. Puis c’est le tour des belles-soeurs de Staline, les «pipelettes»: Maria Svianidze est fusillée, Anna et Evguenia Allouïeva sont toutes deux emprisonnées. Dans leur cas il ne s’agit pas de peser sur leur mari, mais de faire disparaitre les dernières personnes pouvant se prévaloir de connaître Staline, et ses moments de faiblesse. D’autres échappent à ce sort en se mettant volontairement en retrait, à l’instar d’Ekaterina Vorochilov, de Maria Kaganovitch et d’Achken Mikoïan, ainsi que des veuves Maria Kirova et Zinaïda Ordjonidze, qui se sont éloignées de la vie du Kremlin. Si elles travaillent, mais hors de la sphère politique, les épouses des nouveaux dirigeants ne participent plus à la vie intime du Kremlin. Cette disparition du référent féminin correspond à la fin de la révolution des femmes.

Les femmes des secrétaires généraux ayant succédé à Staline qui sont l’objet de la brève dernière partie marquent la réapparition des épouses, mais dans la fonction nouvelle, largement inspirée du modèle américain, de «premières dames», que chacune remplit de façon très différentes. Alors que Nina Khrouchtcheva, une femme dure et travailleuse, est mise en scène à deux reprises par son mari dans le cadre de sommets diplomatiques dont les images sont bien décortiquées par l’auteure du livre, Viktoria Brejneva, qui a cessé ses activités professionnelles dès l’arrivée de son premier enfant, est totalement absente, y compris lors des voyages à l’étranger. Mais c’est Raïssa Gorbatcheva, qui par son élégance, son intelligence, son omniprésence et son courage (lors du putsch) modernisa vraiment la présentation des épouses de dirigeants soviétiques, au point de devenir le réceptacle de toutes les critiques de la politique de son époux.

Les défauts révélés par la lecture de l’ouvrage procèdent à mon sens directement du format adopté pour l’édition: la transformation d’une thèse en un livre grand public. Le décalage – temporel et thématique – entre le projet initial, les rapports de genre au sein du cercle de Staline, et ce livre, consacré à une histoire des femmes du Kremlin dans la très longue durée, est source de nombreuses frustrations. Même si elle enfreignait l’unité de lieu imposée par le titre, la scotomisation de la période pétersbourgeoise – les réformes de Pierre qui introduisent une première forme d’émancipation féminine et inaugurent le siècle des Impératrices, non plus seulement des régentes – fragilise l’ensemble. Nombre de figures éminentes de la génération des femmes d’Octobre, sont elles-mêmes le produit de cette émancipation qui travaille la petite noblesse libérale pétersbourgeoise tout au long du 19e siècle. En tant qu’espace physique et lieu de sociabilisation, le Kremlin demeure d’ailleurs peu exploré s’agissant du vingtième siècle.

Il existe surtout une trop grande disparité dans la place accordée aux différentes périodes. L’analyse des années vingt, pourtant les plus riches dans la perspective d’une révolution des rapports de genre, reste trop focalisée sur l’entourage direct de Lénine faisant l’impasse sur Trotski, ou même Radek qui auraient pu enrichir le panel des modèles de masculinité. L’approche de genre reste très binaire, faisant totalement abstraction de l’androgynie, pourtant présente dans les représentations visuelles de l’époque (affiches d’El Lissitzky). Les pages les plus intéressantes sont celles consacrées au temps de l’amitié et à la famille Vorochilov, cette microsociété soviétique, dans lesquelles l’auteure peut cerner ses personnages à travers la multiplicité de leurs fonctions (ami, conjoint, parent). Évoquons encore les chapitres sur le rôle d’Evguenia Ejova dans l’élimination de son mari, qui permet à Staline de modifier les formes de loyauté à son égard par l’instrumentalisation des femmes.

Si elle ne les mène pas toujours à terme, nombre de pistes dégagées par l’auteure sont stimulantes. La prise en compte du contexte domestique apporte incontestablement à la compréhension des relations intimes de pouvoir. Les relations conjugales et plus généralement familiales participent de la construction identitaire du groupe stalinien, elles permettent au travers d’une multitude de pratiques, de témoigner de son adhésion aux normes du régime. La distinction entre les amis et les collaborateurs affine notre connaissance de la structuration par strates de l’entourage de Staline, même si les conséquences de cette hiérarchisation des cercles demeurent obscures. Non moins pertinente est la focalisation sur les lieux de villégiature qui, de Béria à Gorbatchev, permettent d’assister à l’arrivée de nouvelles personnalités dans ce réseau informel préfigurant la recomposition institutionnelle du groupe dirigeant. En revanche, le travail dépasse trop rarement le cadre de ce microcosme pour interroger les interactions entre les rapports de genre entretenus par les gouvernants et les normes et représentations diffusées par le système soviétique auprès des gouvernés.

Si elle a su profiter de l’accès à de nouveaux types de sources, surtout les correspondances, et tirer parti du renouveau historiographique, Magali Delaloye butte en définitive comme ses prédécesseurs sur l’absence d’archives vraiment privées en URSS. Rentrer dans l’intimité du Kremlin nécessitait des mémorialistes et des sources fiables qui font souvent défaut comme elle le reconnait. Les fonds dit personnels (Litchnye Fondy) des principaux dirigeants n’ont en fait rien, ou si peu, de personnel. Quant aux nombreux ego-documents produits sous le stalinisme – les mémoires, les aveux, les autocritiques, (Brigitte Studer, Berthold Unfried) – ils procèdent d’autres logiques que de la restitution de l’intimité. Mais était-ce vaiment l’objet de ce livre, dont l’une des qualités est d’avoir montré la capacité des femmes à se glisser dans les brèches des rapports de pouvoir très inégaux pour devenir actrices de l’histoire. C’est tout à la fois passionnant et utile à notre compréhension de la Russie.

Zitierweise:
Jean-François Fayet: Magali Delaloye: Une histoire érotique du Kremlin. D’Ivan le Terrible à Raïssa Gorbatcheva, Paris: Payot, 2016. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 1, 2019, S. 168-174.

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Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 1, 2019, S. 168-174.

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