S. Kiani: De la révolution féministe

Cover
Titel
De la révolution féministe à la constitution.


Autor(en)
Kiani, Sarah
Erschienen
Lausanne 2019: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
286 S.
Preis
€ 26,00
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Alix Heiniger, University of Lausanne

L’ouvrage tiré de la thèse de Sarah Kiani offre à la fois une histoire de l’égalité et de sa mise en œuvre inachevée par les institutions suisses, et une histoire des alliances, des tensions et des désaccords entre différents groupes féminins et féministes dans leur combat pour imposer cette égalité, entre les années 1970 et 1990. Kiani propose ainsi une sociologie des actrices et des acteurs fondée sur le concept de „champ“ de Pierre Bourdieu, qu’elle entend „mobiliser de manière créative“ (p. 19). Au gré des chapitres, elle se réfère également à la sociologie des mouvements sociaux et utilise des concepts tels que la „structure des opportunités politiques“ de Charles Tilly (p. 56), ou encore les „liaisons dangereuses“ entre féminisme et néolibéralisme d’après Nancy Fraser (p. 232), objets du dernier chapitre. L’analyse historique est donc régulièrement enrichie d’apports théoriques issus de la sociologie ou des sciences politiques.

Après un résumé de l’histoire des mobilisations des femmes depuis le XIXe siècle, l’auteure décrit les contours du „champ féministe“ au début des années 1970. Les anciennes associations féminines fondées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ont enfin conquis le droit de vote et s’apprêtent à exiger l’inscription de l’égalité dans la Constitution. Elles ne sont plus seules à s’intéresser à cette cause, rejointes par les nouveaux mouvements des femmes, notamment par les Mouvements de Libération des Femmes (MLF) qui essaiment un peu partout dans le pays. Dans ce bref premier chapitre, Kiani oriente son analyse en suivant trois lignes interprétatives: „Il s’agit d’abord de situer le champ féministe dans le champ du pouvoir, puis d'étudier ses logiques propres de fonctionnement et de transformation et, enfin d’étudier les habitus des occupant·e·s des positions définies“ (p. 21).

Les deux chapitres suivants adoptent aussi un plan chronologique. Ils reviennent d’abord sur la mobilisation pour l’inscription de l’égalité des sexes dans la Constitution, puis sur l’élaboration de la Loi sur l’Égalité (LEg), censée mettre en œuvre l’article constitutionnel. Enfin, un dernier chapitre plus court et plus thématique s’intéresse aux débats autour de la LEg. À la fin de chacune de ces parties, l’auteure livre un bilan de l’état du champ pendant la période.

L’historienne mobilise les deux moments de débats et de prises de position sur les objets soumis au vote - l’inscription de l’égalité dans la Constitution en 1981 et la LEg en 1995 - pour exposer les positions d’une série de composantes du „champ féministe“, des autorités politiques et d’autres acteurs institutionnels (syndicats, partis politiques, organisations patronales, etc.). On suit ainsi l’évolution de la définition de l’égalité et des arguments mobilisés pour la promouvoir ou s’y opposer. La question retient l’attention du Conseil fédéral, qui commande des inventaires des inégalités, établis dès 1976 par la Commission fédérale pour les questions féminines (CFQ). Le gouvernement reconnaît ainsi l’existence d’inégalités dans différentes sphères, mais sans toutefois admettre qu’elles sont défavorables aux femmes. Au début des années 1980, il est même question du „privilège“ des femmes de ne pas participer à la „défense nationale“ (pp. 151–153).

Si le livre propose une analyse de l’évolution du „champ féministe“ entre les années 1970 et 1990, il accorde toutefois un peu plus d’attention au nouveau mouvement des femmes que Kiani définit rigoureusement comme un nouveau mouvement social (p. 38). L’auteure suit la trajectoire des militantes jusque dans les années 1990, après l’éclatement des MLF en diverses entités vouées à des causes chères aux luttes féministes (associations de soutien, self-help, librairies des femmes, collectifs lesbiens, santé) (p.127).

Elle considère, en se fondant sur la théorie des avant-gardes de Bourdieu, que le féminisme radical est devenu une avant-garde consacrée au tournant des années 1970 et 1980, alors qu’une „nouvelle avant-garde, formée par le féminisme marxiste“ (p. 126) apparaît. Ce dernier reprend les acquis théoriques du féminisme des années 1970 en y ajoutant la lutte des classes. Kiani choisit alors „d’adopter ici un point de vue distancié de celui des actrices et des acteurs eux-mêmes“ et propose le terme „marxiste-socialiste“ pour désigner ces militantes. On arrive alors dans une période à laquelle il semble plus difficile de suivre les alliances et les filiations entre les groupes militants.

En s’intéressant aux trajectoires individuelles, Kiani analyse de manière dynamique l’impact de l’engagement sur l’existence des militantes et l’importance des positions acquises au fil du temps pour faire avancer la cause. Au début, les relais politiques (masculins) étaient plutôt du côté des anciennes organisations, qui avaient porté la revendication du suffrage. Par la suite, la nouvelle génération prend le relais dans les parlements (Yvette Jaggi, Anita Fetz) et, surtout, dans les syndicats (Christiane Brunner). Dans les années 1980, apparaissent aussi de nouvelles entités, comme l’OFRA (Organisation pour la cause des femmes, Organisation für die Sache der Frau), fondée en 1982 dans la ligne du nouveau mouvement des femmes, indépendante des partis et mue par l’ambition de mobiliser largement. Les revendications se centrent alors principalement sur le travail et l’égalité salariale. Les syndicats les soutiennent, grâce aux luttes des militantes à l’interne. En 1991, la grève des femmes est organisée par l’Union syndicale suisse, mais portée en pratique par différents collectifs féministes ou féminins. Les actions organisées le 14 juin rappellent celles du MLF. La journée se veut joyeuse et revendicative. À propos de cet événement, Kiani écrit: „Il faut en outre ajouter que si le mouvement des femmes perd sa forme de mouvement social dès les années 1980, se transformant plutôt en un féminisme de projets, qui n’est plus porté par des actions collectives d’envergure, la grève des femmes montre une surprenante vitalité de la contestation féministe, quelque dix ans plus tard.“ (p. 175). L’analyse de la grève est complétée par un passage sur son écho dans la presse de l’époque qui nous offre quelques perles d’un sexisme ordinaire à la peau décidément bien dure.

Pour Kiani, les parcours des militantes des années 1970 montrent que le féminisme leur a ouvert la voie à des carrières, de bons salaires et des positions symboliques. La création de la CFQ en 1976 correspond à une première institutionnalisation. Les militantes l’investissent, comme elles le feront avec les bureaux de l’égalité cantonaux dont le premier est créé par le Canton du Jura en 1979. Dans les années 1980, l’avancée des droits stagne, malgré l’article constitutionnel et les initiatives parlementaires, alors que les féministes ont acquis des positions importantes dans les syndicats et les partis. Selon l’auteure, la grève est aussi le résultat d’ „une structure des opportunités politiques du début des années 1990“ (p. 199).

Dans les années 1990, les revendications féministes, de plus en plus centrées sur la question du travail, rencontrent un discours néolibéral prêt à favoriser une inclusion des femmes dans une économie en manque de main-d’œuvre qualifiée. À cette époque, des analyses soulignent même la rentabilité des crèches, puisqu’elles permettent le travail salarié des mères qualifiées. Les entreprises commencent alors à s’intéresser au thème de l’égalité et rejoignent le groupe „Des paroles aux actes“, composé de représentant·e·s des partis politiques (dont les socialistes), des cantons et de l’économie (pp. 237–238).

En conclusion, Kiani revient sur les apports du concept de « champ », qui a permis de mettre en avant les luttes internes, de saisir l’évolution des définitions et des répertoires d’actions, ainsi que les processus d’institutionnalisation. Ce dernier point aurait pu être traité de manière plus méthodique en suivant plus systématiquement les parcours de militantes entre les groupes des années 1970, les syndicats, les partis et les institutions publiques consacrées à l’égalité. Elle termine sur la possibilité de remise en cause de certains acquis, malgré la persistance des inégalités de genre.

L’analyse est fondée sur un corpus de sources orales (douze entretiens) et écrites. Ces dernières sont divisées en deux ensembles: d’une part, les archives (Fondation Gosteli, MLF Genève, archives cantonales et Union syndicale suisse et d’autres archives régionales) et, d’autre part, la presse et des imprimés (notamment les rapports commandés par les autorités). Le territoire helvétique est inégalement couvert. Genève constitue ainsi un terrain privilégié, peut-être à cause du corpus d’histoire orale et des archives.

Malgré les critiques que l’on peut formuler - notamment l’attribution de la qualité « féministe » à certaines entités qui ne la revendiquent pas, mais qui est nécessaire à l’idée de « champ féministe » que l’auteure se propose d’analyser au fil du temps – l’ouvrage comble indéniablement une lacune historiographique en s’attaquant à une période récente encore peu étudiée. L’analyse renforcée par les sciences sociales est souvent bien menée et monte en puissance dans le dernier chapitre. De plus, le livre ouvre des perspectives de recherches intéressantes sur l’histoire des femmes, du genre et de la politique d’(in)égalité en Suisse ainsi que la persistance d’un climat antiféministe.

Redaktion
Veröffentlicht am
03.05.2021
Autor(en)
Beiträger
Redaktionell betreut durch
Kooperation
Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
Weitere Informationen
Klassifikation
Epoche(n)
Region(en)
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit