P. Eichenberger: Mainmise sur l’État social

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Titel
Mainmise sur l’État social. Mobilisation patronale et caisses de compensation en Suisse (1908-1960)


Autor(en)
Eichenberger, Pierre
Erschienen
Neuchâtel 2016: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
496 S.
Preis
CHF 39.00; € 25,00
URL
von
Jean-Pierre Tabin

La politique sociale helvétique est mise en oeuvre par des institutions très diverses: l’administration publique bien sûr, mais également des caisses maladie, accident, de pension, de chômage et de compensation. Toutes les personnes qui résident en Suisse sont confrontées à ce «monde des caisses». Par exemple, le choix d’une caisse maladie est obligatoire dans le cadre de la LAMal, la caisse de pension ou d’assurance accident est décidée par l’employeur, la caisse de chômage par la personne sans emploi. Dans cette constellation à la fois familière et méconnue d’institutions, les caisses de compensation jouent un rôle majeur. Elles se chargent notamment de la perception des cotisations et du versement des prestations financières de l’AVS, de l’AI, de l’assurance perte de gain en cas de service militaire ou de maternité ainsi que des allocations familiales.

Les caisses de compensation «participent d’un contexte général de protection sociale suisse marqué par le fédéralisme et la forte décentralisation qui s’ensuit. La décentralisation prend également la forme d’une délégation de compétences, soit à des acteurs régionaux, soit à des acteurs privés» (p. 39), dont le patronat. Le livre de Pierre Eichenberger permet de prendre la mesure de cette décentralisation et de son évolution dans le temps. En 1940, les caisses patronales de compensation géraient à peine davantage de cotisations que les caisses publiques (339,7 contre 313,3 millions de francs (constants de l’année 2000)), en 1985 elles en géraient presque le double (11’125,1 contre 6’617,3 millions). Le nombre d’employé·e·s de ces caisses a quant à lui triplé durant la période (p. 44). Pourtant, ces entités juridiques n’ont jusqu’ici pas fait l’objet d’une analyse historiographique approfondie. Cet ouvrage vient donc combler cette lacune en se concentrant sur ces «quiet politics», autrement dit sur les domaines qui sont l’objet de peu d’attention du public.

Après un exergue du Secrétaire du Vorort en 1963 qui donne le ton de l’analyse qui suit («Notre influence à Berne est plus forte lorsque nous restons dans l’ombre et que l’on ne parle pas trop de nous»), Pierre Eichenberger aborde son objet à partir de deux questions de recherche situées au carrefour de l’histoire et de la science politique: quel rôle les caisses de compensation patronales ont-elles joué d’une part dans l’histoire des politiques de protection sociale en Suisse et d’autre part dans celle de l’action collective patronale? Il se concentre sur la genèse et l’évolution des caisses de compensation depuis 1908 (date de la fondation de l’Union centrale des associations patronales (UCAPS)) jusqu’aux années soixante.

L’ouvrage suit une logique chronologique. Après une introduction dans laquelle il situe son propos et présente ses sources, Pierre Eichenberger montre que l’action collective du patronat est une riposte au mouvement ouvrier. La période 1929–1938 est celle de la mise en place d’une politique sociale patronale qu’il décrit comme positionnée contre l’État. Il s’agit toujours de faire face aux revendications du mouvement ouvrier, d’éviter les grèves, mais également de prévenir les interventions publiques. Entre 1938 et 1941, les caisses de compensation passent de la marge au coeur de l’État social grâce à un choix politique fortement lié au lobbyisme patronal et qui les rend responsables de la gestion des allocations de perte de gain des militaires (APG). L’arrêté du 20 décembre 1939 est une «victoire de l’UCAPS qui réussit à imposer sa solution» (p. 225). Ce système, qui «remplace le bon vouloir patronal et l’assistance publique conditionnée à la pauvreté par le droit à une [faible] indemnité» (p. 226) est financé à moitié par une contribution publique, et, pour l’autre, par une retenue sur les salaires. Relevons que cette dernière, qui concerne également les femmes salariées qui ne sont pas les bénéficiaires directes de la prestation, n’est pas simplement ponctionnée sur les salaires, mais repose sur une rhétorique de la cotisation partagée entre patronat et salariat qui sera reprise par l’AVS, l’AI ou l’assurance chômage et qui permet de soutenir l’idée qu’il n’y a pas lutte, mais collaboration entre ces deux entités. Le développement des caisses de compensation renforce le patronat et permet d’éviter que l’État ne s’intéresse de trop près aux affaires des entreprises. La période de 1941 à 1948 est présentée par Pierre Eichenberger comme celle de l’élargissement par étapes de l’activité des caisses patronales avec en 1941 la création des caisses pour les allocations familiales. Cette dernière aide à «compenser l’inflation due à la guerre en augmentant le salaire des personnes ayant des charges familiales» (p. 273). Entre 1948 et 1960, avec l’entrée en vigueur successive de l’AVS (1948), puis de l’AI (1959), les caisses de compensation patronales renforcent leur place au centre de l’État social.

L’ouvrage de Pierre Eichenberger est non seulement bien documenté, il est encore logiquement agencé et agréable à lire. S’il permet bien de comprendre que «les caisses de compensation ont été créées pour des raisons politiques plus que pour leur efficacité pratique» (p. 18), il ne s’attarde toutefois guère sur le rôle économique de ces caisses qui participent à créer de l’emploi et soutiennent des investissements favorables au patronat.

Il aurait sans doute également gagné à intégrer une perspective attentive aux rapports sociaux de sexe, car les politiques sociales dont Pierre Eichenberger décrit l’émergence soutiennent de fait un mode de production domestique fondé sur le rôle de gagne-pain du mari.

Zitierweise:
Jean-Pierre Tabin: Rezension zu: Pierre Eichenberger: Mainmise sur l’État social. Mobilisation patronale et caisses de compensation en Suisse (1908–1960), Neuchâtel: Alphil, 2016. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 3, 2018, S. 594-596.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 3, 2018, S. 594-596.

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