A. Mach u.a.: Les élites économiques suisses au XXe siècle

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Titel
Les élites économiques suisses au XXe siècle.


Autor(en)
Mach, André; David, Thomas; Ginalski, Stéphanie; Bühlmann, Felix
Reihe
Collection Focus
Erschienen
Neuchâtel 2016: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
152 S.
Preis
€ 14,00
URL
von
Mary O’Sullivan

Depuis l’avènement des grandes entreprises, les motivations et le comportement de ceux qui les contrôlent ont stimulé l’intérêt d’un groupe hétérogène de commentateurs. D’un côté, certains intellectuels critiquaient l’influence croissante d’un nombre relativement restreint de puissants dirigeants d’entreprise, étroitement liés les uns aux autres, pour son impact sur les inégalités politiques et économiques. Ces préoccupations étaient devenues prédominantes au début du XXe siècle, comme en témoignaient les débats sur le rôle du capital financier en Allemagne ou sur le «money trust» aux États-Unis. À l’inverse, d’autres observateurs estimaient qu’il était inévitable qu’une petite minorité détienne le pouvoir, contrôle les ressources clés et prenne les décisions majeures. De ce point de vue, ce qui était digne d’intérêt n’était pas tant l’étendue de l’influence de ce groupe, mais plutôt ses caractéristiques et les dynamiques de son renouvellement.

Parallèlement, un nouveau vocabulaire se popularisait afin de désigner les personnes qui occupaient les échelons les plus élevés des puissantes entreprises. On parlait alors de «robber barons», de capitaines d’industrie, ou encore de «ploutocrates». Dans le milieu académique cependant, c’est plutôt le terme d’«élite», proposé par Vilfredo Pareto en 1902, qui dominait et donnait lieu à un nouveau champ d’étude appelé la «sociologie des élites». Les premières études empiriques de l’élite économique datent du début du XXe siècle; en se concentrant sur les plus grandes entreprises d’un pays donné, elles ont cherché à identifier leurs dirigeants ainsi que les liens d’interdépendance qui les unissaient.

Un siècle plus tard, la sociologie des élites est toujours au goût du jour, jouissant même d’un regain d’intérêt depuis les vingt-cinq dernières années. Les études nationales sur les élites continuent de prédominer, bien qu’on se soit récemment aussi orienté vers des études comparatives et des analyses des réseaux transnationaux. La recherche actuelle privilégie encore l’analyse des caractéristiques des dirigeants des plus grandes entreprises d’un pays et les liens inter-entreprises. Néanmoins, étant donné l’intérêt croissant des politologues pour les élites économiques, une attention plus particulière commence à être portée aux mécanismes par lesquels elles exercent leur influence politique.

Ce livre s’inscrit donc dans un champ de recherche bien établi et dynamique, tout en offrant une contribution inédite en proposant une analyse historique des élites économiques suisses au cours du XXe siècle. En effet, ce n’est que récemment que des études historiques de grandes envergures ont été menées et, pour la plupart, ont été entreprises par des chercheurs en sciences sociales. Pour la Suisse d’ailleurs, bien qu’il existe des études historiques des élites économiques pour certaines périodes et branches, la justification de ce livre, comme les auteurs l’expliquent, vient du fait «qu’une vision de l’ensemble de ces élites économiques aux XIXe et XXe siècles fait défaut» (p. 8). C’est donc cette perspective de longue durée que ce livre est censé apporter et cela en ne comptant que 150 pages. Bien que l’ambition de ses auteurs soit considérable, elle est largement réalisée. En effet, leur ouvrage offre une description compréhensive des élites économiques suisses au XXe siècle, permettant de comprendre l’évolution de leurs principales caractéristiques, de leur organisation et de leurs engagements politiques. Leur travail met ainsi en lumière les continuités et les ruptures qui marquent l’identité et la mobilisation du groupe dans son ensemble.

Cette analyse est rendue possible grâce à une base de données issue d’un projet de recherche portant sur les élites économiques, politiques et administratives suisses, dirigé par André Mach et Thomas David à l’Université de Lausanne et financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les données mobilisées dans le cadre de ce livre se focalisent sur les élites économiques suisses – désignés par les auteurs comme «les dirigeants des plus grandes entreprises helvétiques», ainsi que «les membres des organes dirigeants des principales associations patronales» (p. 13) – à plusieurs dates sur une période d’un siècle: 1910, 1937, 1957, 1980, 2000 et 2010.

Structuré autour de trois principaux axes, le livre commence avec une analyse des caractéristiques sociologiques des élites économiques suisses du début du XXe siècle jusqu’en 1980. Les auteurs se posent la question de la manière dont on devient un grand patron suisse. En réponse, ils montrent clairement qu’il vaut mieux éviter d’être femme pour atteindre ce statut, vu que les rangs des élites économiques suisses semblent quasi inaccessibles à la moitié féminine de la population helvétique de 1910 à 1980. Les étrangers sont peu représentés également, en dépit de la forte et précoce internationalisation des grandes entreprises suisses. En raison de cette «double exclusion», les rangs des élites économiques suisses restent résolument un bastion natif et masculin tout au long du XXe siècle. Ces hommes sont largement issus de la grande ou de la moyenne bourgeoisie, souvent d’une dynastie familiale mais pas seulement, vu le rôle important des managers professionnels parmi les dirigeants de grandes entreprises. À partir des années 1930, les élites économiques suisses sont majoritairement de formation universitaire, ayant fait leurs études surtout en droit ou en ingénierie, et la plupart d’entre eux ayant fait leurs preuves en tant qu’officiers dans l’armée suisse. Les auteurs constatent donc que l’élite économique helvétique fait preuve d’une stabilité frappante pendant la période de 1910 à 1980, marquée par des caractéristiques identitaires très homogènes.

Dans la deuxième partie du livre, ils abordent la question de l’organisation collective et de la mobilisation politique des élites économiques suisses pendant la même période. S’appuyant sur une série d’analyses empiriques des réseaux inter-entreprises, des organisations patronales ainsi que des rôles et de l’influence politiques des chefs d’entreprise, ils brossent un tableau de cohésion et d’influence. Ils concluent que les élites économiques helvétiques, «en raison de leurs fonctions dirigeantes dans les sphères économique, politique et militaire, et leurs interactions nombreuses, apparaissaient comme les principaux décideurs de la société» (p. 13).

De manière surprenante, compte tenu de l’accent mis par les auteurs sur la cohésion et l’influence de l’élite économique suisse, les conclusions de la troisième partie du livre sont en opposition marquée avec celles qui les précèdent. Se concentrant sur la période allant de 1980 à 2010, ils montrent un changement significatif dans le profil des dirigeants des grandes entreprises, en raison de l’augmentation des étrangers, des gens formés en économie (aux dépens de ceux formés en droit ou ingénierie), ainsi que de la légère augmentation de l’importance des dirigeantes. De plus, ils soulignent l’érosion des réseaux inter-entreprises comme preuve de l’affaiblissement de l’ancienne base de l’élite économique suisse. Enfin, ils constatent une érosion des liens traditionnels entre patronat et politique en Suisse et une évolution «vers un lobbying plus pluraliste et professionnel» (p. 104).

La force de ce travail se trouve dans son approche systématique et complète de l’analyse des caractéristiques sociologiques et de l’implication politique des élites économiques suisses au XXe siècle. À cet égard, nous voyons tous les avantages de la base de données qui constitue le socle de ce livre et saluons l’énorme quantité de travail nécessaire pour développer un ensemble cohérent de données pendant une période aussi longue. Il faut honorer également la portée large et stimulante du livre grâce à sa combinaison d’analyses d’ordre sociologique et politique. Il ne fait donc aucun doute que cet ouvrage deviendra une référence essentielle pour quiconque s’intéressant à la sociologie ou à la politique des élites économiques suisses.

En tant que contribution au corpus de recherches existant sur les élites, cependant, cette analyse comporte quelques limites qui peuvent être soulignées. Premièrement, de nombreuses catégories clés sont présentées dans ce livre sans explication ni justification, même si elles ne sont pas évidentes. La catégorie de «big linkers» en est un bon exemple, car elle est définie différemment par d’autres auteurs. Deuxièmement, comme les données des auteurs reposent en grande partie sur les dirigeants des plus grandes entreprises suisses, les conclusions qu’on peut en tirer sont influencées par les changements dans la composition de cette population, mais cette influence n’est pas explicitée dans le livre. Dans quelle mesure, par exemple, la rupture que les auteurs soulignent dans les années 1990 s’explique-t-elle par l’importance croissante d’un nouveau type d’entreprise ayant moins de liens avec les entreprises existantes plutôt que par la diminution des liens entre les grandes entreprises établies de longue date? Enfin, l’analyse politique de l’influence des élites économiques est moins convaincante que le reste du livre, car ce que les auteurs établissent est surtout la présence de ces élites dans la sphère politique, plus que leur influence concrète sur celle-ci. De plus, l’absence de discussion des différences dans les opinions politiques des élites économiques suisses signifie que leur unité politique est supposée plutôt que démontrée.

Il convient également de souligner que cette étude, comme d’autres contributions à la sociologie et à la politique des élites, n’offre pratiquement aucune preuve directe sur les motivations et le comportement des élites économiques. Par conséquent, les constats principaux du livre par rapport à «l’homogénéité sociale et l’unité politique» des élites économiques suisses pour la période de 1910 à 1980 ne sont pas fondés directement sur des exemples avérés. Ces affirmations sont en réalité plutôt des prédictions fondées sur les caractéristiques sociologiques et l’implication politiques de ces élites. Il est à regretter que des sources historiques n’aient pas été davantage mobilisées pour démontrer de tels liens.

Il faut dire aussi que l’absence de preuves directes sur les motivations et le
comportement des élites économiques laisse le lecteur quelque peu perplexe face à l’une des principales conclusions du livre. Si, en effet, les élites économiques suisses étaient si cohérentes et si unifiées entre 1910 et 1980, on se demande comment elles ont pu permettre à leur système de se désintégrer à partir des années 1990. Les auteurs suggèrent que la mondialisation et la financiarisation sont à blâmer. Toutefois, ces explications entrent comme un deus ex machina sur la scène, ce qui semble particulièrement invraisemblable compte tenu de l’expérience de longue date de l’élite économique suisse en matière de mondialisation et de finance.

En parlant des spécificités de la Suisse, un dernier point est à soulever. Le livre suggère certainement qu’il y a quelque chose de distinctif en ce qui concerne le caractère, la persistance et l’influence de l’élite économique suisse. De plus, certains éléments d’explication sont offerts à cet égard et semblent tout à fait plausibles. Cependant, il est dommage qu’il n’y ait pas d’effort explicite pour présenter la Suisse dans une perspective comparative. Les avantages potentiels seraient plus grands si la comparaison ne portait pas seulement sur d’autres petites économies prospères comme le Danemark – où on retrouve des élites homogènes, cohésives et influentes – mais sur de petites économies moins performantes où la petitesse de pays est souvent associée avec clientélisme et conflit.

Zitierweise:
Mary O’Sullivan: Rezension zu: André Mach, Thomas David, Stéphanie Ginalski, Felix Brühlmann: Les élites économiques suisses au XXe siècle, Neuchâtel: Alphil, 2016. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 3, 2018, S. 590-594.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 3, 2018, S. 590-594.

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