J. Steinauer: Patriciens, fromagers, mercenaires

Cover
Titel
Patriciens, fromagers, mercenaires. Histoire de l’émigration fribourgeoise, XVIIe –XVIIIe siècle


Autor(en)
Steinauer, Jean
Erschienen
Neuchâtel 2017: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
288 S.
von
Alain-Jacques Tornare

Qui n’a pas rêvé de démilitariser l’histoire du service étranger, trop longtemps domaine réservé de ce que l’auteur nomme à juste titre les historiens casqués? Ce qui l’a intéressé en concevant ce livre, c’est l’organisation du phénomène migratoire, l’intégration sociale des militaires et celle de la société régimentaire dans le tissu social. À ce titre, l’ouvrage est une réussite et la démonstration convaincante. Enfin un nouveau livre sur le service militaire des Suisses en France, comme le laisse entendre la présentation de la «Collection Livreo» sensée poser «un regard neuf»? Que nenni, il s’agit d’une réimpression assumée (p. 6–7) de L’émigration fribourgeoise sous l’Ancien Régime, publiée en 2000 aux éditions Payot et ici amputée de 80 % de ses illustrations. Dans l’art de faire du neuf avec du vieux, on a connu les éditions Alphil mieux inspirées! Le lecteur qui pensera lire un ouvrage de ce siècle en sera pour ses frais en constatant que le bon vieux DHBS n’a pas encore fait place ici au Dictionnaire historique de la Suisse. La moindre des choses eut été de réactualiser les lieux de provenance des sources essentielles, tel le SHAT remplacé depuis 2005 par le SHD/DAT. Si au moins le talentueux écrivain en avait profité pour prendre en compte les remarques émises lors de la sortie de la première édition de son livre au tout début du siècle1 et des travaux effectués depuis lors. Lorsqu’il évoque les Galériens (p. 53–54), pour ne citer que cet exemple, nous aurions trouvé opportun de voir ajouter l’ouvrage de Benoît Dumas, qui fait désormais référence dans ce domaine.2 Et où sont passés ici les marchands-fromagers, les fameux barons du fromage étudiés par Pierre Rime ou les importants travaux d’Aloys Lauper sur l’architecture fribourgeoise si unilatéralement influencée par la France selon Jean Steinauer? Le plus surprenant n’est pas que ce dernier ait omis de citer des ouvrages qu’il a manifestement consultés mais qu’il ait trouvé judicieux de s’adonner à la fausse référence. Ainsi, méfiez-vous ici (p. 266) de l’imaginaire Paul Cantonneau, professeur inventé de toute pièce par Hergé, qu’un public non fribourgeois et non initié pourrait prendre pour argent comptant.

Plus sérieusement, on relèvera surtout les éléments occultés qui n’entrent pas dans ses schémas interprétatifs ou écartés pour ne pas altérer la cohérence de l’ensemble et l’impact sur le grand public de la brillante démonstration. Jean Steinauer est certes l’auteur qui, à notre connaissance, a le mieux présenté le système mis en place sous l’Ancien Régime: l’encouragement de l’élevage pour produire du fromage et des soldats en échange de sels et de pensions royales. Le grand mérite de cet ouvrage par rapport à ceux qui traitent habituellement du service militaire à l’étranger est l’attention portée aux petites gens même si cela s’accompagne d’un certain manichéisme et de mépris pour les élites. Jean-Frédéric-Roch de Diesbach se voit qualifié de manière toute contemporaine d’«ex-petite frappe» (p. 189). Steinauer, c’est l’anti-Vallière par excellence, même s’il partage avec l’auteur d’Honneur et Fidélité, la même négligence à l’égard de la dimension diplomatique de la problématique. L’auteur néglige avec en effet un aplomb sidérant les paramètres diplomatiques. Fait révélateur, le terme d’«alliance» ne figure même pas dans son glossaire. Réduire comme il le fait Fribourg à «un État inféodé, sans souveraineté» et les patriciens qui en détiennent les rênes à de simples exportateurs de chair à canon, revient à limiter le service étranger à sa seule dimension socio-économique, ce qui convient à l’idéologie dominante dans ce domaine, adeptes du tout à l’économie. Même dans le cas fribourgeois, la géopolitique joue son rôle car, complètement encerclé par Berne, Fribourg use et abuse de son lien privilégié avec la France qui fait office d’alliance de revers pour assurer la pérennité d’un espace de liberté catholique au cœur d’un territoire protestant. Si seule l’économie primait en ce domaine, si l’on pouvait parler comme ici d’un «quasi-protectorat plutôt que d’une alliance» (p. 180) et dire que «la dépendance fribourgeoise est extrême» (p. 187), nous ne verrions pas des Fribourgeois mener des négociations interminables et pinailleuses lors des renouvellements d’alliance (1777) ou des capitulations (1764 et autour de 1789), au grand dam des diplomates français qui vitupèrent régulièrement contre des Fribourgeois comptant parmi les Suisses les plus récalcitrants. Mais forcément, quand on écarte totalement les archives diplomatiques de son champ de recherches, comme c’est le cas ici, ou les travaux scientifiques portant sur ces aspects, aucun risque de voir la démonstration parfaitement menée entachée du moindre doute. C’est ainsi que l’auteur a, avec une grande adresse, méticuleusement contourné les sources susceptibles de le gêner. La démarche journalistique est certes séduisante malgré ses préjugés. Sans aucun doute, la comparaison audacieuse avec les migrations contemporaines trouvera son public (p. 127–128).

D’emblée pourtant, le lecteur attentif remarquera non pas l’artifice qui consiste à prendre pour fil conducteur trois candidats à l’émigration militaire afin de rendre plus attrayant l’ouvrage, mais le fait d’avoir utilisé «trois garçons de Saint-Aubin [qui] ont eu de la veine» (p. 126), issus précisément de la Broye, où domine la culture céréalière, sans rapport avec les régions d’élevage au cœur du raisonnement steinauerien. Et pourtant, la région d’Estavayer couverte de blé fournit, comme «l’ensemble de l’espace fribourgeois» (carte p. 42), son tribut de «mercenaires». Les postulats sur lesquels repose sa démonstration ruissellent d’une cascade d’erreurs grossières qu’un très modeste travail d’investigation lui eût permis d’éviter. L’auteur n’a pas cru indispensable de replacer ses observations dans le contexte géopolitique international, qui a tout de même évolué durant deux siècles. «Soldats contre sel», voilà à quoi se réduit pour lui la longue et complexe histoire des relations franco-fribourgeoises aux XVIIe et XVIIIe siècles. Si la formule a le mérite de frapper les esprits, elle n’en reste pas moins réductrice. La République de Fribourg ne donnait pas seulement en «location ses hommes afin de vendre son gruyère» (p. 10) comme l’énonce l’écrivain. La France fonctionnait en réalité comme principe unificateur tacite et virtuel d’un Corps Helvétique aussi hétérogène qu’invertébré et assurait l’existence non seulement matérielle mais politique du canton de Fribourg. Le service militaire des Suisses en France fut une manière efficace de garantir de part et d’autre le bon fonctionnement de l’alliance perpétuelle conclue en 1516, garante elle-même de l’existence de la Suisse. Des traités rédigés en chapitres, d’où leur nom de capitulations militaires, étayaient cette délicate et subtile construction qu’était l’Alliance unissant les Cantons au Roi Très Chrétien. Le service capitulé fut une entreprise militaro-diplomatique visant du point de vue français à neutraliser les Suisses, à récupérer leurs forces combattantes, à favoriser les échanges commerciaux puis à endiguer le décollage économique des cantons. Dans ce jeu subtil qu’est l’échiquier diplomatique, Fribourg était une pièce maîtresse en raison de sa situation géopolitique. Ainsi, quand bien même les Suisses au service de France sont licenciés en 1792, les Français n’en continuent pas moins à procurer du sel et à verser des pensions aux Fribourgeois. Si Jean Steinauer avait eu l’idée de jeter ne serait-ce qu’un petit coup d’œil sur les archives des affaires étrangères, il aurait pris en compte la dimension diplomatique du service militaire capitulé qu’il limite à un vulgaire mercenariat, ne faisant que suivre en cela une longue tradition historiographique issue de la Suisse nouvelle de 1848 si soucieuse de masquer les faiblesses ataviques et l’inféodation de la Suisse aux grandes puissances. Penser l’histoire essentiellement sous l’angle économique et social induit que tous les auteurs qui ne traitent pas automatiquement de «mercenaires» les militaires suisses à l’extérieur se voient attribuer une place de choix parmi les «laudateurs du service étranger» (p. 179) et appartiennent à l’historiographie conservatrice, ce qui est faux.3

On remarquera pour finir les imprécisions si courantes dans ce type d’ouvrage. Citons la carte de la route du fromage au XVIIIe siècle (p. 144) qui donne les contours actuels du canton de Fribourg avec les lacs de la Gruyère et de Schiffenen inexistants à l’époque. Quant au général Amey, il n’a jamais été cadet dans le régiment de Diesbach (ah, cette fixation sur cette famille!) – et encore moins sergent dans celui de Châteauvieux (p. 105). La belle plume se laisse parfois aller à un langage coloré frisant l’anachronisme. Il est ainsi question des «tournées au bistrot» (p. 27), de «bakchichs» (p. 185), d’un régiment de Diesbach envoyé à Paris le 14 juillet 1789 [sic], dont la démonstration de forces «tourna en eau de boudin» (p. 90) ou de «soviet de gradés» en 1789 (p. 136). Décrivant la situation à Lille en septembre 1792, il a cette formule toute en finesse: «En langage de caserne, on dirait que c’est le bordel partout» (p. 92). De la vraie dentelle de Sparte. Heureux les journalistes, ils n’ont pas à se tourmenter des nuances en histoire.

1 Georges Andrey, Compte-rendu de l’ouvrage de Jean Steinauer Patriciens, fromagers, mercenaires, un livre qui laisse perplexe, in: L’Objectif, n8 218 du 26 janvier au 8février 2001, p. 13. Voir aussi La Liberté, vendredi 23 février 2001, p. 3.
2 Benoît Dumas, Les Suisses aux galères de France 1601–1793, Yens sur Morges 2005.
3 Cf. Alain-Jacques Tornare, Les troupes suisses capitulées et les relations franco-helvétiques à la fin du XVIIIe siècle, Paris 1996.

Zitierweise:
Alain-Jacques Tornare: Rezension zu: Jean Steinauer, Patriciens, fromagers, mercenaires. Histoire de l’émigration fribourgeoise, XVIIe –XVIIIe siècle, Neuchâtel : Éditions Livreo-Alphil, 2017. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 2, 2018, S. 392-395.

Redaktion
Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 2, 2018, S. 392-395.

Weitere Informationen