S. Ginalski: Du capitalisme familial au capitalisme financier?

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Titel
Du capitalisme familial au capitalisme financier?. Le cas de l’industrie des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie au XXe siècle


Autor(en)
Ginalski, Stéphanie
Erschienen
Neuchâtel 2015: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
447 S.
von
Sabine Pitteloud, Université de Genève

L’ouvrage de Stéphanie Ginalski porte sur la persistance du capitalisme familial en Suisse durant le XXe siècle, en prenant comme étude de cas l’industrie des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie (MEM). L’auteure contribue plus généralement à l’histoire de la gouvernance des entreprises et remet en cause l’idée selon laquelle le capitalisme familial serait lié à la première révolution industrielle et voué à être supplanté par le capitalisme managérial, puis financier, marqués par une séparation entre propriété et contrôle de la société. Pour ce faire, elle sélectionne 22 entreprises du secteur MEM, pas forcément familiales au départ, mais qui perdurent tout au long du XXe siècle. Elle identifie les membres de leur conseil d’administration et leur directeur exécutif à cinq dates: 1910, 1937, 1957, 1980 et 2000. Pour valoriser ces données, elle combine analyse de réseaux (liens entre acteurs dans les conseils d’administration, présence au sein des associations patronales et dans la sphère politique) et analyse prosopographique (profil sociologique des dirigeants). Ponctuellement, elle complète ses résultats à l’aide d’exemples qualitatifs tirés de la littérature secondaire et des archives d’entreprises de BBC/ABB et de Georg Fischer.

Premièrement, son étude démontre que, jusqu’aux années 1980, les sociétés MEM de son échantillon sont essentiellement contrôlées et bien souvent aussi dirigées par des familles. Dans près de la moitié des firmes considérées, les familles fondatrices ont réussi à se maintenir sur plus de trois générations, preuve de l’existence de véritables dynasties entrepreneuriales helvétiques. Différentes stratégies ont permis cette longévité: passation de pouvoir aux fils et éventuellement aux gendres, distorsion des droits de vote ou encore limitation de la transférabilité des actions. À la fin du siècle, un glissement s’opère vers le capitalisme financier, même si le capitalisme familial ne disparait pas pour autant.

Deuxièmement, sa recherche révèle un réseau d’interconnexions dense entre les firmes MEM, et aussi avec d’autres grandes entreprises suisses. Les entreprises familiales occupent alors une position centrale au sein du réseau. Elle démontre également la présence marquée des membres des entreprises sélectionnées au sein des principales associations patronales et vient confirmer la porosité entre les sphères économique et politique suisses, souvent soulignée dans la littérature sur les élites et les variétés du capitalisme.1 Ces différents types de liens participent en effet à la socialisation des élites et permettent une forte coordination du patronat. Un tournant semble également avoir lieu dans les deux dernières décennies du XXe siècle, marquées par un affaiblissement des liens nationaux.

Finalement, l’analyse prosopographique montre que le profil des dirigeants fami- liaux est similaire à ceux d’autres managers, comprenant les caractéristiques suivantes: domination masculine, séniorité, importance du grade militaire et origine sociale favorisée. La fin du siècle est marquée par une augmentation du nombre de dirigeants ayant fait des études d’économie, souvent détenteurs d’un titre en Business Administration (MBA), et par une ouverture aux managers étrangers.

L’ouvrage de Stéphanie Ginalski, fondé sur sa thèse de doctorat, a le mérite de décrire systématiquement certaines dynamiques sur la longue durée qui n’étaient jusqu’alors que partiellement connues ou supposées. Aussi, l’attention spéciale portée au capitalisme familial et aux liens denses entre les élites MEM permet de remettre en question l’idée du «self-made man» ou de la concurrence comme règle exclusive régissant les relations économiques.2 Cependant, comme l’a également noté Margrit Müller dans son compte-rendu critique de l’ouvrage,3 l’effet concret de ces réseaux sur la stratégie des entreprises et plus généralement sur l’économie suisse demeure un champ ouvert pour de futures recherches. Cette question reste d’autant plus pertinente que, comme le montre Stéphanie Ginalski, les dirigeants familiaux ont un profil similaire aux autres managers à la même époque: sont-ils malgré tout guidés par d’autres valeurs, leurs actions sont-elles soumises à d’autres logiques, d’autres loyautés?

Enfin, les apports de cet ouvrage sont aussi à replacer dans le cadre plus large des recherches menées au sein de l’Observatoire des élites suisses de l’Université de Lausanne.4 Comme le soulignait déjà Joseph Alois Schumpeter en son temps, c’est par des analyses généalogiques minutieuses qu’on peut comprendre les structures et les processus en cours dans les sociétés capitalistes.5 En effet, ces travaux sur les élites suisses – le dernier en date d’ailleurs co-écrit par Stéphanie Ginalski6 – constituent une contribution importante à l’histoire économique et sociale de la Suisse et sont une ressource précieuse pour les historiens qui s’y intéressent. Cette littérature permet désormais de replacer les acteurs historiques rencontrés dans les sources dans un vaste réseau d’interconnexions et offre d’importantes connaissances contextuelles en décrivant l’évolution de la gouvernance d’entreprise suisse sur la longue durée.7 Enfin, ces publications permettent d’évaluer le cas helvétique dans l’approche comparative des variétés du capitalisme et ouvrent la porte à davantage de coopération internationale.

1 Pour une discussion nuancée sur la classification du cas suisse, voir: André Mach, Christine Trampusch (dir.), Switzerland in Europe. Continuity and change in the Swiss political economy, New York 2011.
2 Pamela Walker Laird, How business historians can save the world – from the fallacy of self-made success, in: Business History, 59/n88 (2017), p. 1212.
3 Margrit Müller, Du capitalisme familial au capitalisme financier? Le cas de l’indus- trie suisse des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie au XXe Siècle, in: Busi- ness History, 59/n84 (2017).
4 http://www.unil.ch/obelis/home.html (10.11.2017).
5 Joseph Alois Schumpeter cité in: Richard Swedberg (dir.), Joseph A. Schumpeter. The economics and sociology of capitalism, Princeton 1991, p.250.
6 Felix Bühlmann et al., Les élites économiques suisses au 20e siècle, Neuchâtel 2016.
7 Voir: https://www2.unil.ch/elitessuisses/index.php?page=accueil (10.11.2017).

Zitierweise:
Sabine Pitteloud: Rezension zu: Stéphanie Ginalski: Du capitalisme familial au capitalisme financier? Le cas de l’industrie des machines, de l’électrotechnique et de la métallurgie au XXe siècle, Neuchâtel: Éditions Alphil Presses universitaires suisses, 2015. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 1, 2018, S. 190-192.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 68 Nr. 1, 2018, S. 190-192.

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