D. Vuataz: Franck Jotterand et la Gazette littéraire

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Titel
Toutes frontières ouvertes. Franck Jotterand et la Gazette littéraire. Deux décennies d’engagement culturel en Suisse romande (1949–1972)


Autor(en)
Vuataz, Daniel
Erschienen
Charmey 2013: Editions de l’Hèbe
Anzahl Seiten
247 S.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Pauline Milani

Le mémoire de master de Daniel Vuataz constitue un apport bienvenu sur La Gazette littéraire, et sur Franck Jotterand, personnage central de la vie culturelle et politique de Suisse romande de l’après-guerre. Il vient combler une lacune historiographique qui s’expliquait principalement par l’absence d’archives relatives au journaliste. En utilisant pour la première fois les archives familiales de Jotterand, Vuataz a écrit un travail appréciable qui s’inscrit dans un champ d’études en plein développement, celui de l’histoire de la politique culturelle et des intellectuel-le-s. Mais l’auteur réussit-il à déconstruire le «mythe Jotterand», comme il l’annonce à plusieurs reprises? Ce n’est pas certain.

L’itinéraire de Jotterand se confond avec celui de la scène culturelle romande. Son entrée, fin 1946, à la Gazette littéraire, supplément de La Gazette de Lausanne, correspond à une époque de repli pour les lettres romandes: Ramuz s’éteint en mai 1947, Paris redevient le centre littéraire par excellence, et le jeune Jotterand, vingt-quatre ans, dénonce dans l’hebdomadaire Servir la fermeture culturelle de Lausanne. Il part pour la capitale française y trouver un nouveau souffle, et devient vite collaborateur du supplément littéraire de la Gazette de Lausanne, dirigée par Pierre Béguin. L’histoire qui suit est connue: Jotterand s’impose rapidement par ses talents rédactionnels et son enthousiasme comme la cheville ouvrière de la Littéraire.

Vuataz commence par revenir sur la formation et l’évolution du journaliste. La posture de l’étudiant est classique: révolte contre la génération des parents, contre l’ordre établi et les conventions qui étouffent la jeunesse et ses aspirations à un renouveau culturel. Mais le jeune homme réussit à donner un sens politique à cette révolte et la transforme en une aventure culturelle qui sera collective à travers la Gazette littéraire. Vuataz dresse le portrait d’un médiateur culturel que tout intéresse, curieux, ouvert sur le monde. Esprit moderne, Jotterand tourne son regard vers les Etats-Unis dès le début des années 1960. Il ramène de ses séjours à New York, entre 1966 et 1970, des essais sur le théâtre américain, et des réflexions sur le rôle culturel de la Suisse romande. En effet, Jotterand ne cessera jamais de s’interroger sur l’identité de la «Suisse française». Mais est-ce que cela fait de lui un intellectuel contestataire, comme le présente l’auteur? Jotterand est difficilement classable: considéré volontiers comme étant de gauche, le principal intéressé ne se revendique d’aucune tendance. Il dérange les bien-pensants, notamment le conseil d’administration du journal, qui lui reproche ses prises de position et sa manière trop personnelle de gérer le supplément. Mais Jotterand n’hésite pas non plus à citer des intellectuels très à droite comme des inspirateurs, par ex. Carl J. Burckhardt, et est proche du tout aussi conservateur Jacques Freymond. Non-conformiste, Jotterand flirte parfois avec un certain patriotisme en faveur des lettres romandes, en voulant valoriser la «nation». Il est vrai qu’il saura toutefois opérer un tournant bienvenu durant la décennie 1960 en replaçant la Suisse culturelle dans «le grand bain mondial».

Les deux chapitres que consacre Vuataz à l’histoire du supplément littéraire restent centrés sur la figure dominante de son responsable, et ne répondent pas à son ambition de faire une histoire collective de la Littéraire. Mais on l’accompagne volontiers dans cette entreprise qui nous permet de suivre l’évolution du monde culturel romand sur trois décennies. En se basant sur un corpus de 200 articles, Vuataz rend compte des lignes de forces de l’hebdomadaire, qui publie un nombre impressionnant d’écrivains suisses, et pas seulement romand-e-s. Jotterand devient une plume qui compte, et participe à la constitution d’une réflexion sur la culture au niveau fédéral. Vuataz montre que c’est notamment ce que lui reprocheront les membres du conseil d’administration du journal, qui y voient une tentative de centralisation culturelle en désaccord avec leurs convictions fédéralistes. Or Jotterand est clair sur la conception qu’il a d’une politique culturelle: s’il appelle au soutien fédéral, c’est pour donner aux écrivains des conditions cadres pour créer, conditions qui manquent selon lui pour que le vivier qu’est la Suisse romande puisse véritablement s’épanouir.

Vuataz revient finalement sur les tensions grandissantes au sein de La Gazette de Lausanne. Les relations s’enveniment entre le conseil d’administration et Jotterand, à tel point que celui-ci est licencié en 1972. La Littéraire ne lui survivra pas, preuve de l’importance de l’homme dans la vie du supplément. Les dernières années de fonctionnement sont présentées avec finesse, mais l’auteur n’est pas le premier à revenir sur cette affaire qui a été dénoncée à l’époque non seulement en Suisse romande mais encore dans les milieux de la presse alémanique. Vuataz s’appuie longuement sur les travaux d’Alain Clavien, mais ne va pas toujours beaucoup plus loin. Il veut casser le mythe qui entoure Jotterand, mais parvient difficilement à s’émanciper d’une histoire qui le présente en héraut de la modernité et de la contestation. Si, en 1947, il est indéniable que le jeune journaliste vient bousculer un certain ordre intellectuel, qu’en est-il en 1970? L’étudiant nonconformiste, devenu un intellectuel politiquement correct, n’hésite pas à faire intervenir en 1967 le Conseiller fédéral H.-P. Tschudi pour amorcer un débat fédéral sur la culture – comme posture politique contestatrice, on peut faire mieux. N’y a-t-il pas un moment où la jeune Gazette littéraire n’est plus si jeune? Vuataz ne parvient pas toujours à s’extraire du mythe qu’il dénonce, mais nous livre cependant un tableau très riche de la Littéraire et de Jotterand.

Zitierweise:
Pauline Milani: Rezension zu: Daniel Vuataz: «Toutes frontières ouvertes». Franck Jotterand et la Gazette littéraire. Deux décennies d’engagement culturel en Suisse romande (1949–1972). Charmey, Editions de l’Hèbe, collection Paradigmes, 2013. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 64 Nr. 1, 2014, S. 168-170.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 64 Nr. 1, 2014, S. 168-170.

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