D. Skenderovic u.a.: Les années 68

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Titel
Les années 68.


Autor(en)
Skenderovic, Damir; Christina, Späti
Erschienen
Lausanne 2012: Société d’histoire de la Suisse romande
Anzahl Seiten
191 S.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
François Jequier

L’héritage de Mai 68 reste au coeur de belles controverses touchant les mouvements sociaux des années 1960 et 1970. La libération et l’émancipation des jeunes, des femmes, de la sexualité lato sensu, des pays colonisés, de la culture, de l’esprit, des valeurs, de l’individu, etc. ont tourné au conflit de générations, dont les thèmes évoqués reviennent comme des antiennes dans les discours au gré des circonstances et au fil des réinterprétations comme l’ont montré les commémorations de 2008.

Cet essai de synthèse consacré aux années 68 en Suisse comble une lacune, car, contrairement à l’Allemagne et à la France où de nombreuses recherches ont bien défriché le terrain, le cas de la Suisse n’a été abordé que récemment par des mémoires universitaires centrés sur les cantons romands.

L’intérêt de l’ouvrage réside dans son inscription dans la longue durée et dans une approche internationale qui permettent de mieux comprendre l’évolution des événements en Suisse et surtout les influences extérieures déterminantes. Les antécédents culturels et politiques sont présentés dans la même perspective, d’abord au niveau global avant d’en examiner les prolongements dans le tissu social helvétique. Les Suisses romands y découvriront les particularités des métropoles alémaniques beaucoup plus détaillées que celles des villes romandes; les événements sont présentés avec précision au fil d’une chronologie fine de même que les aspects culturels. Tous les «anti» sont évoqués: l’antiautoritarisme, l’anticapitalisme, l’anticommunisme, l’anti-impérialisme, l’antimilitarisme, l’antifascisme, l’anticolonialisme, l’antiféminisme, etc. ; ils alimentent les discours contestataires des nouvelles gauches, dont les sensibilités aussi diverses qu’éphémères, sont disséquées sans esprit critique, parfois avec complaisance. Peut-on encore croire aujourd’hui que ces mouvements contestataires auraient oeuvré dans le sens de l’histoire sans dégâts collatéraux? Les tensions et autres contradictions de ce monde mouvant des cultures alternatives, si sensibles aux modes et aux gourous, varient selon les aires géographiques et linguistiques. Leurs nouveaux modes d’expression: sit-in, go-in, love-in, paintin, teach-in (hash-in à Zurich le 20 mars 1970) connaissent une diffusion rapide avec de merveilleux éclats de créativité et quelques dérapages heurtant la morale bourgeoise, dont tous les acteurs sont profondément imprégnés.

Les nouvelles manières d’être et de vivre ne devaient «pas seulement changer la société, mais aussi la conscience de chacun, de créer l’homme nouveau».

De nombreuses citations de ce genre illustrent à bon escient les propos des deux auteurs qui s’abs tiennent prudemment de tout commentaire, ce qui laisse le lecteur perplexe devant ce ton politiquement correct. Leur survol des communautés qui fleurissent en Suisse, leurs aspirations, leurs modes de vie, leurs stratégies et finalement leur échec, une fois la maigre mobilisation retombée, met bien en évidence les étapes du déclin des utopies des années 1968.

Les années de transition (1967-1977) sont admirablement présentées tant au niveau socio-économique qu’à celui de l’émergence de l’individualisme. Les conflits morcellent les chapelles, les querelles de doctrines entre les orphelins du communisme (léninistes, trotskistes, maoïstes) essoufflent les tendances qui se ratatinent dans des groupuscules politiques, dont certains, mieux organisés, animés par de vrais croyants, sauront s’imposer comme la Ligue marxiste révolutionnaire d’obédience trotskiste. Contrairement à la France voisine où les événements débouchent sur une gigantesque crise sociale, les mouvements s’épuisent rapidement en Suisse faute de mobilisation en dehors des cercles restreints des «croyants» d’Ernest Labrousse lâchés par les «flottants». Les nouveaux courants de culture underground perdurent, ils manifestent leur aversion pour les normes de cette société bourgeoise vouées aux gémonies, mais leurs récriminations répétitives focalisées sur les mêmes thèmes finissent par donner naissance à un conformisme de gauche.

Le dernier chapitre aborde les impacts et les interprétations de ces années 68 en Suisse en cherchant à mettre en évidence les spécificités helvétiques. «Ni les acteurs de l’époque ni les historiens ne s’accordent sur l’interprétation des événements» (p. 167), les attentes et les espoirs ne se sont pas réalisés, les révoltes locales n’ont pas enfanté la Révolution qui faisait rêver aux purges salutaires, les lendemains sont amers. Par contre, l’impact culturel est indéniable, les années 68 accélèrent la diversification et la pluralité qui touchent aussi le paysage médiatique.

Les mouvements antinucléaires, écologiques, de solidarité avec les pays en voie de développement, les nouvelles modes pédagogiques et les divers courants féministes vont connaître un bel avenir et marquer profondément les dirigeants qui prennent leur retraite depuis peu. L’ouvrage se termine par une réflexion sur «les luttes de mémoires et de représentations», thème à la mode chez nos voisins français qui s’épuisent dans des guerres mémorielles et que nos deux auteurs traitent avec nuance et un brin d’humour en soulignant qu’il est «frappant de voir que plus on s’éloigne des événements proprement dits, plus le nombre de personnes qui se considèrent comme faisant partie de la génération 68 augmente». Les années 68 sont devenues un mythe fondateur de toute une génération avant que les faits soient clairement établis, ce qui risque de donner aux mémoires inégales et revendiquées une prééminence sur l’histoire en voie d’élaboration. Damir Skenderovic et Christian Späti plaident pour la nécessité et l’urgence «de procéder à une étude historique du mouvement de 68 et de ses épigones, d’écrire vraiment l’histoire des événements d’alors».

Cette première vue d’ensemble des années 68 en Suisse passe trop rapidement sur les particularités romandes du fait que les deux auteurs n’ont pas retenu les mémoires universitaires à l’exception de celui de Jimena Fernandez (Mai 68 dans les universités romandes, Fribourg, 1990). Leur parti pris d’exposer les faits sans prendre position tourne parfois au cliché avec un zeste de manichéisme. La sacralisation de la contreculture et de toute forme de contestation aurait mérité d’être nuancée par un brin d’esprit critique.

Il est temps que les historiens interviennent dans le débat touchant l’héritage de 68 que les partis politiques ont déjà instrumentalisé en années utopiques pour certains ou en années parasites pour d’autres.

Zitierweise:
François Jequier: Compte rendu de: Damir SKANDEROVIC, Christina SPÄTI, Les années 68, Lausanne: Antipodes/Société d’histoire de la Suisse romande, 2012. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 121, 2013, p. 311-312.

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Revue historique vaudoise, tome 121, 2013, p. 311-312.

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