O. Meuwly: Louis-Henri Delarageaz, 1807-1891

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Titel
Louis-Henri Delarageaz, 1807-1891. Homme politique vaudois, ami de Proudhon et grand propriétaire foncier


Autor(en)
Meuwly, Olivier
Erschienen
Neuchâtel 2011: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
476 S.
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Olivier Pavillon

À maints égards, cette biographie politique de Louis-Henri Delarageaz est novatrice. Non seulement elle rend justice au rôle de premier plan joué par ce pionnier du radicalisme, mais elle constitue de fait – tant la destinée de Delarageaz est intriquée dans celle du radicalisme – une nouvelle histoire de ce courant politique aux origines de la Suisse moderne.

L’auteur s’est appuyé sur une exploration systématique du très riche fonds Delarageaz de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, augmenté par d’un grand nombre de documents inédits communiqués par son descendant direct, Henri-Philippe Delarageaz. Il a également puisé des informations dans le fonds P. Fornerod déposé aux Archives cantonales vaudoises, qui contient de nombreuses informations relatives à la famille Delarageaz. Bien sûr, il a abondamment recouru au fonds Proudhon de la Bibliothèque et Archives de la Ville de Besançon, ainsi qu’à la correspondance de Proudhon éditée par Lacroix en 1875. Comme le résume l’auteur dans sa préface, «la Révolution de 1845 n’est guère imaginable sans lui, le renouveau du radicalisme vaudois sous Ruchonnet guère envisageable sans son labeur de fond» (p. 12). Dans son excellente biographie d’Henri Druey, le regretté professeur André Lasserre lui-même ne rendait pas justice au rôle central que joua Delarageaz dans la naissance du courant radical. Olivier Meuwly affirme, au contraire, preuves à l’appui, qu’«il n’y aurait pas eu de Druey sans Delarageaz» (p. 62). Il montre finement que son ancrage dans la réalité vaudoise – en particulier au travers des liens qu’il noua au cours de son apprentissage puis son métier de géomètre – et un sens aigu de l’organisation lui permirent d’organiser le nouveau courant politique radical dans l’ensemble de la société vaudoise.

Il souligne aussi que l’intérêt de Delarageaz pour les premières théories socialistes et plus spécialement pour celle de Proudhon, avec lequel il entretint une longue correspondance tout au long de sa vie, marqua sa pensée et la première partie de son action politique. L’image traditionnelle d’un Delarageaz autodidacte un peu fruste face au penseur Druey se trouve écornée: on découvre un grand liseur, curieux d’élargir son horizon intellectuel. La longue fréquentation de Delarageaz avec Proudhon autorise l’auteur à «aborder l’homme politique comme l’un des rares politiciens ayant tenté de lier son action à la philosophie de l’anarchiste de Besançon» (p. 13). Le jugement est peut-être excessif : l’historien genevois Marc Vuilleumier a bien montré que «comme beaucoup de socialistes de son temps, Delarageaz n’est pas exclusivement l’homme d’une école; il glane des idées chez les uns et les autres». («Proudhon et la Constitution vaudoise de 1845: une correspondance inédite avec Louis-Henri Delarageaz », Archives proudhoniennes, 1996, p. 82). Et Proudhon ne manqua pas de critiquer parfois vivement la politique de son correspondant radical vaudois, par exemple au moment de la guerre du Sonderbund: «On part sans cesse de ce principe que la Suisse ne peut exister sans une centralisation. (…) Le radicalisme, en affirmant la loi des majorités, travaille à établir le pire des despotismes exercé au nom des peuples» (cité par Marc Vuilleumier, «Proudhon et la naissance de la Suisse moderne», Archives proudhoniennes, 1995, pp. 13-14).

Pourtant, il faut reconnaître qu’Olivier Meuwly souligne avec raison certaines parentés entre le philosophe bisontin et Louis-Henri Delarageaz: «Proudhon offre (…) à Delarageaz le cadre à la fois souple et ambitieux dont il a besoin dans une période de doute. La capacité du système proudhonien à insérer dans une cosmogonie foncièrement révolutionnaire un attachement à peine ébranlé à des valeurs hautement traditionnelles comme la propriété, un certain sens de l’État et de la famille a dû plaire au Vaudois» (p. 39).

Derrière le radical modèle, le conseiller d’État inamovible et autoritaire qu’il fut aussi, O. Meuwly nous peint un orateur redoutable, ironique, capable de manier habilement la dérision. Ainsi face à ses détracteurs libéraux l’accusant d’extrémisme en février 1849: «Je suis ce terrible communiste qui devait tout partager, qui devait entrer dans les maisons fureter partout, diviser les terres, et réduire tout le monde à la portion congrue. (…) Je suis un des neuf tyrans, un de ces despotes qui tient tout le peuple dans un état d’abjection et de servitude» (p. 147).

Meuwly souligne la cohabitation dès les années 1830 de diverses tendances au sein de la nouvelle mouvance radicale, l’unité se faisant autour d’un «libéralisme avancé» qui fait se rejoindre la question institutionnelle et la nouvelle «question sociale»: «toute réforme économique est étroitement liée au respect de la souveraineté populaire, qui ne peut elle-même trouver son effectivité que dans une égalité des droits au sein d’une communauté nationale organisée selon des règles communes» (p. 26). Delarageaz – qui rejoindra le libéralisme au soir de sa vie, après 1877 – est alors très intéressé par les doctrines communistes et s’engage activement dans la vie associative liée à ces idéaux (il crée avec Georges Kehrwand et Samson Milliquet, le syndic de Pully, un «club communiste », participe à la fondation de la Bibliothèque démocratique de Morges, rencontre les ouvriers allemands regroupés en Verein très politisée à Lausanne). Cependant, avant même la Révolution de 1845, il prend ses distances avec ceux que Marx appellera les communistes utopiques. Évoquant sa situation en 1840 dans une lettre à Proudhon de 1848, il écrit qu’il ne savait «plus à quel saint se vouer: j’avais renoncé à la formule communiste, mais je n’entrevoyais aucune solution possible; il ne me restait que l’espérance» (p. 31).

Quatre ans plus tard, cette espérance, il va lui donner corps en faisant « irruption sur la scène politique» (p. 45), redonnant dynamisme à un radicalisme qui tendait à s’essouffler : il se lance dans la création d’une « société politique cantonale démocratique ou patriotique» (p. 46), l’Association patriotique créée le 29 décembre 1844 à Lausanne. Le Nouvelliste vaudois en sera l’organe officiel. Avec Jules Eytel – qui deviendra ultérieurement son grand adversaire – il fait de la nouvelle association le fer de lance de la révolution de 1845, montrant une intelligence tactique remarquable.

En 1848, après le départ de Druey, nouveau conseiller fédéral, pour Berne, Delarageaz reste maître à la barre et du gouvernement et du radicalisme vaudois. Olivier Meuwly décrit dans le détail cette longue période qui va jusqu’à l’année 1862 où Delarageaz quitte le Conseil d’État. C’est l’époque des grands débats sur la question religieuse, sur celle des incompatibilités et bientôt sur la question ferroviaire, mais aussi celle où Delarageaz croise le fer avec l’opposition de gauche conduite par Jules Eytel. Après 1850, la lutte contre la création d’une université centrale en Suisse alémanique et la question de l’armée fédérale sont l’occasion pour Delarageaz de se faire le chantre d’un «fédéralisme vaudois» promis à un bel avenir et où l’on trouve les prémices de son ralliement à «un conservatisme plus ou moins prononcé» (p. 181). Finalement, usé par ce long pouvoir, muré dans un immobilisme qui exaspère ses adversaires de gauche et de droite, Delarageaz n’est pas réélu en 1862.

Il fait alors une nouvelle expérience d’opposition et se montre à nouveau comme un excellent organisateur qui prépare le terrain aux nouvelles têtes pensantes du radicalisme vaudois: Victor Ruffy et Louis Ruchonnet. Il revient même durant douze ans au Conseil d’État (1866-1878), mais, comme l’écrit Meuwly, «son heure est (…) passée et le long épilogue politique qu’il s’octroie ne le remettra jamais en selle» (p. 318). «Carrière brillante», conclut Olivier Meuwly, même si elle se termine sur un sentiment d’échec, l’image d’un Delarageaz vieilli, aigri probablement et de moins en moins en adéquation avec les préoccupations nouvelles de cette fin de siècle. «Son oeuvre majeure, écrit-il : avoir conduit la Révolution de 1845 au succès, avoir contribué, non seulement à l’installer, mais à la faire vivre et, ainsi, avoir planté dans le canton de Vaud l’un des piliers de la Suisse radicale qui naît en 1848» (p. 405).

On l’aura compris: l’ouvrage d’Olivier Meuwly est une importante contribution à une meilleure compréhension de la formation de la Suisse moderne. Ma seule critique est que le troisième volet annoncé par le titre, Delarageaz «grand propriétaire foncier», est peu développé et que l’on n’apprend que peu de chose sur l’homme privé, sa famille, ses rapports avec son épouse, qui semble avoir joué un rôle important dans le cercle familial et dans la conduite de ses affaires privées. Mais cela n’enlève rien à la valeur intrinsèque de ce bel ouvrage.

Zitierweise:
Olivier Pavillon: Compte rendu de: Olivier MEUWLY, avec la collaboration de Henri-Philippe DELARAGEAZ, Louis-Henri Delarageaz, 1807-1891, Homme politique vaudois, ami de Proudhon et grand propriétaire foncier, Neuchâtel : Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2011. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 121, 2013, p. 300-302.

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Revue historique vaudoise, tome 121, 2013, p. 300-302.

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