E. Hofmann: l’AffaireWilfrid Regnault (1817-1818

Cover
Titel
Une erreur judiciaire oubliée: l’AffaireWilfrid Regnault (1817-1818).


Autor(en)
Hofmann, Étienne
Reihe
Travaux et recherches de l’Institut Benjamin Constant 11
Erschienen
Genève 2009: Editions Slatkine
Anzahl Seiten
628 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Denis Tappy

Le 1er mars 1817, dans un petit bourg de Normandie,Amfreville-la-Campagne, une servante, Marguerite-Louise Jouvin, est tuée dans la maison louée par so nmaître, Jean-Nicolas-Charles Enoult. Lemobile de l’acte est le vol et l’auteur a emporté 300 fr. trouvés dans un secrétaire qu’il a brisé. Rapidement, les soupçons se portent surWilfrid Regnault, propriétaire de la maison en question, en raison de sa connaissance des lieux, de prétendues difficultés financières qu’il traversait, de paiements qu’il a fait le 2mars 1817,mais surtout de samauvaise réputation: ayant vécu à Paris la période révolutionnaire, le bruit court qu’il a participé auxmassacres de septembre 1792.

Alors même que les renseignements demandés à Paris ne confirmeront en réalité pas l’implication de Regnault dans les excès révolutionnaires, l’enquête,vivement poussée par le maire de la commune, le royaliste Bénigne Poret de Blosseville, et par le représentant local du Ministère public, le procureur du roi de Louviers, Guillaume Delafoy, se focalise dès lors sur lui. Malgré ses dénégations et l’absence de preuves matérielles, le 3mars 1817, il est arrêté. Finalement, un seul de la quarantaine de témoins entendus dans la région, l’ouvrier de campagne Jean-Pierre Ménil, déclare le 10 avril 1817 l’avoir vu sortir le 1er mars 1817 de la maison du crime. Selon Ménil, Regnault avait du sang sur ses habits et cachait une lame en forme de sabre sous son bras. Il lui aurait déclaré qu’il venait de tuer une dinde et lui aurait enjoint de ne pas dire qu’il l’avait vu. Sur cette base, Regnault est rapidement renvoyé en jugement. Le 29 août 1817, la Cour d’assises d’Évreux le condamne à mort pour assassinat et vol.

L’affaire a jusqu’alors paru simple et n’a suscité qu’un intérêt local. Elle va désormais se compliquer et prendre une dimension politique et nationale. Sur le plan judiciaire d’abord, les procédures se multiplient. Regnault, qui clame toujours son innocence, change de défenseur et confie sa cause à Odilon Barrot, un très jeune avocat, promis à une brillante carrière. Celui-ci épuise en vain les possibilités de recours contre la condamnation à mort. Son pourvoi est rejeté par la Cour de cassation le 31 octobre 1817. Une plainte pour faux témoignage déposée le 1er octobre 1817 au nom de Regnault et de ses parents contre Ménil aboutit par ailleurs à l’acquittement de ce dernier le 27 novembre 1817 devant le Tribunal de première instance d’Évreux, acquittement confirmé en seconde instance par la Cour d’appel de Rouen le 20 décembre 1817.

Regnault et ses conseils successifs s’en prennent aussi au Journal des Débats, qui a publié le 7 septembre 1817 un article signalant la condamnation du 29 août 1817 en soulignant qu’il n’a fait qu’ajouter un dernier crime à ses crimes précédents comme «septembriseur en 1792», et à deux autres journaux royalistes ayant repris cette information les jours suivants. À la suite d’une plainte pour calomnie déposée contre Regnault, un procès est ouvert contre les rédacteurs des journaux concernés. Il va finalement être étendu à Blosseville, qui avait remis à la rédaction du Journal des Débats une note ayant fourni la substance de l’article du 7 septembre 1817. Le 29 octobre 1817, plusieurs coaccusés, dont le maire d’Amfreville, sont condamnés à des amendes par le Tribunal de première instance de la Seine. Blosseville fera cependant appel et sera finalement acquitté par la Chambre d’appel correctionnelle le 24 juillet 1818.

Une quatrième procédure connexe à cette affaire sera encore introduite lorsque Blosseville porte à son tour plainte pour diffamation, le 6 novembre 1817, contre l’imprimeur d’un des mémoires publiés par Barrot. Ce procès n’aboutira cependant pas à un jugement : l’imprimeur dégage en effet sa responsabilité au motif que le mémoire en question comportait le nom de son auteur, contre qui Blosseville aurait donc dû diriger sa plainte. Ce dernier n’insiste pas et renonce à cette dernière quelques jours après l’avoir déposée. Entre-temps, l’affaire a été portée sur la place publique dans la France entière, par Barrot d’abord, par Benjamin Constant ensuite. Peut-être sollicité d’intervenir par le défenseur de Regnault, celui-ci dénonce violemment dans un premiermémoire (Lettre à M. Odillon-Barrot… sur l’affaireWilfrid Regnault) publié en janvier 1818, une décision prononcée sans preuve et influencée principalement par la mauvaise réputation de Regnault et son supposé passé révolutionnaire, montés en épingle devant des magistrats et un jury encore marqués par le climat de Terreur blanche que vient de connaître la France des premières années de la Restauration. Il reprend son argumentation dans une deuxième brochure parue en février 1818 (Deuxième lettre à M. Odillon-Barrot…sur l’affaireWilfrid Regnault) et dans quelques interventions dans différents journaux le mois suivant.

L’affaire prend alors une coloration très politique, avec des démarches en faveur de Regnault de multiples personnalités libérales, alors que les ultras-royalistes dénoncent au contraire une manoeuvre de Constant pour se faire une publicité facile et décrédibiliser les institutions. Finalement, dans un geste d’apaisement, Louis XVIII gracie partiellement Regnault le 1er avril 1818 en commuant sa peine en vingt ans de réclusion. D’ultimes passes d’armes, dans lesquelles Constant publie un troisième mémoire (De l’appel en calomnie de M. le Marquis de Blosseville contreWilfrid Regnault) en juillet 1818, opposeront d’ailleurs encore publiquement défenseurs et adversaires de Regnault à l’occasion des débats sur l’appel de Blosseville contre sa condamnation pour calomnie.

Partiellement gracié, mais non innocenté, Regnault restera encore douze ans en prison. Une seconde mesure de grâce interviendra en sa faveur le 21 septembre 1830, soit quelques semaines seulement après l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe. Elle doit manifestement être attribuée à l’influence de Barrot et de Constant, devenus très proches du pouvoir à la suite de la Révolution de Juillet. Regnault sera remis en liberté le 2 octobre 1830 et retournera vivre à Amfreville jusqu’à sa mort, en 1843.

Il ne sera en revanche jamais officiellement réhabilité, ce qui explique sans doute que cette affaire ne soit généralement pas évoquée dans les ouvrages généraux consacrés aux grandes erreurs judiciaires. Elle a certes été plusieurs fois étudiée auxXIXe etXXe siècles, notamment dans l’historiographie locale normande, et a fait récemment encore l’objet d’une présentation d’une quinzaine de pages par RogerDelaporte dans Les grandes affaires criminelles de l’Eure, Paris: Éditions De Borée, 2008, pp. 33 ss (cf. pour le surplus la présentation historiographique détaillée des écrits sur cette affaire dans le volume présenté ici, pp. 9 ss),mais n’avait jamais donné lieu jusqu’à présent à une étude scientifique approfondie fondée sur l’ensemble des sources disponibles.

C’est à une telle étude, magistralement réalisée et préfacée par un maître à la fois du droit et de la littérature française, l’avocat et académicien Jean-Denis Bredin, que s’est livré le professeur Étienne Hofmann. Il y a naturellement été conduit par les interventions de Benjamin Constant, qu’il a été amené à étudier dans le cadre de l’édition de sesOEuvres complètes entreprise par l’Institut Benjamin Constant, rattaché à l’Université de Lausanne, qu’il dirige. Il s’est cependant rapidement avéré que l’affaire elle-même, et le corpus documentaire la concernant, dépassait de beaucoup les interventions du penseur helvético-français. Dans une introduction détaillée de plus de 100 pages, il commence par en retracer les différentes péripéties judiciaires et médiatiques.

Suivent plus de 400 pages de publications critiques des sources et articles de presse relatifs à cette affaire, dont de nombreux inédits, tirés de différentes archives françaises,mais aussi vaudoises. Un important dossier sur le procès Regnault figure en effet dans le premier fonds B. Constant à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Comportant de nombreux brouillons et correspondances, il contient aussi des copies de pièces judiciaires d’autant plus précieuses qu’elles permettent quelquefois de suppléer les lacunes des archives de justice françaises, dont les originaux ont parfois disparu à la suite de différentes destructions (inondation en 1910, puis incendie en 1911 à Évreux; bombardements en 1944 à Rouen) ayant frappé les archives de certaines des juridictions concernées.

Au total, à défaut de permettre une certitude sur l’innocence ou la culpabilité de Regnault (on sent qu’Étienne Hofmann penche plutôt pour son innocence,mais sous réserve de la découverte extrêmement improbable de documents capitaux qui auraient échappé à la fois aux défenseurs de Regnault au XIXe siècle et aux recherches très approfondies de celui-ci, la documentation réunie permet seulement d’affirmer que sa condamnation n’a pas reposé sur un procès exempt de parti pris), cet ouvrage fait un point qui ne pourra vraisemblablement pas être dépassé sur cette affaire. Il devrait retenir l’attention aussi bien des historiens de la Seconde Restauration que des historiens du droit et des historiens de la pensée libérale et de Benjamin Constant.

Les premiers y trouveront de précieux renseignements sur le climat politique, les magistratures et les institutions judiciaires des premières années du règne de Louis XVIII. L’attention des seconds ne manquera pas d’être retenue, outre par une analyse exemplaire de l’enchaînement des quatre procès liés à cette affaire, par les débats qu’elle a entraînés sur des questions comme la qualité de la justice «populaire» rendue par un jury (avec dans ce cas une curieuse inversion des positions traditionnelles, les conservateurs royalistes défendant le verdict des jurés d’Évreux, alors que les libéraux, habituellement favorables au jury, le contestaient), mais aussi par une curieuse discussion, dans le cadre du procès en calomnie dirigé contre Blosseville, pour savoir si une personne condamnée à mort et donc frappée, selon le droit de l’époque, de mort civile, avait encore un honneur susceptible d’être protégé pénalement.

Quant aux spécialistes du libéralisme et de Benjamin Constant, ils seront naturellement passionnés par la mise en perspective circonstanciée de son rôle dans une affaire grâce à laquelle il figure en bonne place dans la longue liste des écrivains et intellectuels français qui, deVoltaire à Zola, se sont engagés en faveur de victimes d’erreurs judiciaires. Lui-même a-t-il consciemment voulu donner de lui une image de redresseur des torts judiciaires? Ses interventions en faveur de Regnault font évidemment penser à celles de Voltaire notamment dans les affaires Calas, Sirven ou du chevalier de La Barre. Les contemporains ont immédiatement fait le rapprochement, d’ailleurs aussi bien dans le «camp» pro Regnault que dans celui de ses adversaires, ces derniers l’accusant d’instrumenter l’affaire en question pour favoriser son parti et augmenter sa notoriété. Si Benjamin Constant a peut-être caressé un instant l’idée de s’ériger comme le patriarche de Ferney en une sorte de paladin de la défense des victimes de la justice, il décida rapidement que tel n’est pas sa vocation: Étienne Hofmann cite une lettre de mai 1818 déjà dans laquelle il répondait à l’avocat Pierre-Nicolas Berryer, qui avait sollicité son intervention dans une autre affaire, «il y aurait peu de convenance et… aucune utilité à ce que je me déclare sans cesse contre les jugements des tribunaux» (p. 111).

Citation:
Denis Tappy: Compte rendu de: Étienne Hofmann, Une erreur judiciaire oubliée: l’AffaireWilfrid Regnault (1817-1818), préface de Jean-Denis Bredin de l’Académie française, Genève, Éditions Slatkine, Travaux et recherches de l’Institut Benjamin Constant 11, 2009. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 118, 2010, p. 279-282.

Redaktion
Veröffentlicht am
21.06.2012
Autor(en)
Beiträger
Redaktionell betreut durch
Kooperation
Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
Weitere Informationen
Klassifikation
Epoche(n)
Region(en)
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit