B. Müller: Lucien Febvre, lecteur et critique

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Titel
Lucien Febvre, lecteur et critique.


Autor(en)
Müller, Bertrand
Erschienen
Paris 2003: Editions Albin Michel
Anzahl Seiten
467 p.
Preis
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Bertrand Forclaz

Le sujet de cet ouvrage exigeant et passionnant est un genre en général considéré comme mineur: le compte rendu. B. Müller l’étudie sous deux angles: d’une part dans ses enjeux épistémologiques, saisis à partir des «pratiques disciplinaires», de l’autre à travers la production historiographique de Lucien Febvre, dont il est l’un des meilleurs connaisseurs aujourd’hui; le compte rendu a en effet constitué pour Febvre un mode privilégié d’expression et d’intervention. Le livre résultant de l’entrecroisement des deux problématiques est tout à la fois une biographie intellectuelle, une étude prosopographique des social scientists français dans le premier tiers du XXe siècle et une réflexion sur l’émergence de la science historique moderne.

L’ouvrage est formé de cinq parties: la première, consistant en quatre chapitres répartis tout au long de l’ouvrage, est consacrée à la naissance du compte rendu au XIXe siècle; la deuxième et la troisième étudient le parcours de Lucien Febvre en tant qu’auteur de comptes rendus, de la Revue de synthèse aux Annales; dans la quatrième partie, l’auteur s’intéresse à la position de Lucien Febvre par rapport aux sciences sociales; dans la dernière, B. Müller détaille la production critique de Lucien Febvre et différentes thématiques.

C’est la première partie, sobrement intitulée «Histoire de comptes rendus», qui constitue la matrice de l’ouvrage: preuve en est la longue citation de De Certeau qui ouvre le livre. B. Müller y étudie tout d’abord l’invention du compte rendu au XIXe siècle, qu’il définit comme transformant une fabrication intellectuelle en un objet de consommation. S’inspirant du Foucault de L’ordre du savoir, il montre l’importance du compte rendu en tant que technique de contrôle et de rappel des règles. Il s’intéresse ensuite aux lieux dans lesquels apparaît le compte rendu moderne au cours du dernier tiers du XIXe siècle: la Revue critique, la Revue historique et la Revue d’histoire moderne et contemporaine. Dans ces trois revues, le compte rendu occupe une place centrale: il permet l’affirmation disciplinaire de la science historique. En ce sens, la critique a été un instrument du triomphe de la méthode historique. Dans le dernier chapitre, à partir de l’exemple de l’Année sociologique, l’auteur met en lumière le rôle du compte rendu dans l’émergence des disciplines: le travail critique était en effet un lieu de débat et de confrontation permanent, et il a permis d’affirmer la cohérence illusoire de la sociologie durkheimienne.

Ces chapitres extrêmement denses illustrent donc l’importance historiographique du compte rendu. Ils éclairent également les parties consacrées à la trajectoire intellectuelle de Lucien Febvre et à son dialogue avec les sciences sociales, qu’ils encadrent. Dans la partie intitulée «Lucien Febvre, une politique du compte rendu», B. Müller s’intéresse à l’activité critique de Febvre dans ses premières décennies, entre la fondation de la Revue de synthèse historiques et celle des Annales. Les périodiques animés par Febvre, homme de revue par excellence, accordent une place prépondérante aux comptes rendus, et cela dès la Revue de synthèse historique, fondée par Henri Berr en 1903, et dont Febvre est l’un des principaux collaborateurs. L’importance des comptes rendus dans les Annales est attestée par le rôle de Lucien Febvre et Marc Bloch dans l’organisation et la mise en place de la critique bibliographique – ce sont du reste eux qui écrivent la plupart des comptes rendus dans la première décennie d’existence de la revue.

La partie suivante («Lucien Febvre en comptes rendus») constitue une «pesée globale» de l’activité critique de Febvre. L’auteur y souligne tout d’abord les spécificités des premières Annales, le caractère international et extra-académique de leur réseau de collaborateurs – et donc d’auteurs de comptes rendus. Il étudie ensuite les rapports entre Lucien Febvre et Marc Bloch, leurs différences, mais aussi leurs différends, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. Il élabore enfin la «morphologie d’une oeuvre critique», au-delà de l’image qu’en ont donné Febvre et ses héritiers: dans Combats pour l’histoire (1953), recueil comprenant de nombreux comptes rendus, Febvre privilégie les débats et les confrontations de méthode, renforçant son image de polémiste; dans Pour une histoire à part entière (1962), Braudel sélectionne les recensions assignant à la critique un rôle positif dans l’élaboration des champs de recherche. La morphologie mise en oeuvre par Müller montre tout d’abord l’importance quantitative des comptes rendus: Febvre en a écrit 1689! Elle met ensuite en évidence le poids écrasant des Annales dans son oeuvre critique, puisque trois quarts des comptes rendus y ont paru. L’étude statistique à laquelle s’est livré l’auteur réserve quelques surprises: ainsi de l’ouverture géographique des ouvrages recensés par Febvre (un quart concernent l’Europe et un dixième le monde extra-européen), ou de l’importance de l’histoire économique, qui se trouve en tête des domaines suivis. Cette analyse fine montre aussi l’évolution de l’oeuvre critique: à la fin de la carrière de Febvre, ce sont l’histoire intellectuelle et l’histoire religieuse qui dominent, imposant un nouveau profil thématique sur lequel s’est établie la postérité de son oeuvre.

La partie suivante («Histoire et sciences sociales») étudie la confrontation entre sciences sociales à partir de la formation de Febvre: elle commence donc par le fameux débat de 1903 entre Seignobos et Simiand, dans lequel les comptes rendus ont joué un rôle de premier plan. Müller apporte des éclairages utiles sur cette controverse, montrant qu’elle se double d’un débat plus discret entre sociologues et géographes, que Febvre poursuivra plus tard. Contre le déterminisme de Vidal de la Blache, il affirmera les possibilités d’action de l’homme sur son milieu. L’auteur s’intéresse également au dialogue entrenu par Febvre avec les sciences sociales, notamment la linguistique – on connaît son intérêt pour la dimension sociale et historique de la langue, qui ressort notamment de ses travaux historiques sur les mots – mais aussi l’ethnologie et la psychologie.

Dans sa dernière partie («Des combats vers une autre histoire»), l’auteur isole certains thèmes de l’oeuvre critique de Febvre. Il insiste sur sa critique de l’historiographie traditionnelle, en histoire économique comme en histoire politique, avant de mettre en évidence le rôle de tribune que jouent les comptes rendus dans son oeuvre: Febvre y fait par exemple souvent référence à l’histoire-problème, et la critique bibliographique devient de la sorte la problématisation d’un ouvrage. A partir de l’exemple de l’histoire culturelle, Müller montre enfin la dimension programmatique des comptes rendus de Febvre: il articule réflexion critique et projets, posant les jalons d’une histoire sociale des idées, d’une histoire des concepts, puis d’une histoire des sensibilités autour de la notion d’outillage mental. Dans sa conclusion, l’auteur propose de lire les ouvrages de Febvre comme des comptes rendus, puisqu’ils constituent une «problématisation critique d’une question » (p. 450). Il souligne l’apport du compte rendu à l’histoire des sciences sociales: il permet une histoire des revues et des groupes sociaux qui les portent; il montre l’importance de la critique bibliographique dans l’émergence des disciplines; il constitue un révélateur des pratiques disciplinaires.

Ce résumé montre l’ampleur des perspectives ouvertes et des champs abordés par l’ouvrage, la richesse et la profondeur de ses analyses, la diversité des méthodes utilisées – entre étude statistique, prosopographie et réflexion épistémo - logique. En ce qui concerne Lucien Febvre, l’auteur montre l’actualité et l’importance de son oeuvre, qui est aujourd’hui plus reconnue que connue. Febvre s’intéresse dans ses comptes rendus à des questions à nouveau au centre de la discipline: la part de l’individuel en histoire et la question des échelles d’analyse; le dialogue entre histoire et sciences sociales, ainsi qu’entre histoire et psychologie. Sur plus d’un point, les propositions de Febvre n’ont pas été pleinement mises en oeuvre – ainsi sa notion d’outillage mental ou son programme d’histoire des sensibilités – alors que dans d’autres domaines, on gagnerait à le relire, par exemple sur les rapports entre histoire et géographie, et en particulier sur l’histoire de la notion de «frontière» ou sur le caractère construit de l’ «individualité collective» – on parlerait aujourd’hui de l’identité – d’une région. La proposition d’aborder ses livres comme des comptes rendus s’avère tout à fait pertinente et pourrait constituer une clé de lecture stimulante pour l’oeuvre d’autres historiens particulièrement sensibles à l’historiographie. Le livre constitue enfin un plaidoyer pour un genre aujourd’hui marginalisé – en ce sens, en écrire un compte rendu en est sans doute le meilleur éloge que l’on puisse en faire!

Citation:
Bertrand Forclaz: Compte rendu de: Bertrand Müller: Lucien Febvre, lecteur et critique. Paris, Albin Michel, 2003. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 4, 2007, pages 501-503.

Redaktion
Veröffentlicht am
02.03.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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