Dans Education and Modernity in Colonial Punjab, Michael Brunner propose une histoire riche et fouillée d’une institution éducative sikhe de renom: le Khalsa College d’Amritsar. Son étude s’inscrit dans une longue tradition historiographique en Inde, qui souligne le rôle central des institutions éducatives dans l’avènement de classes moyennes «modernes» pendant la période coloniale. À travers ces institutions, élites indiennes et classes moyennes cherchèrent à la fois à négocier leur place dans l’empire colonial et à réformer leur communauté religieuse.
Brunner revendique ici une approche micro-historique attentive aux courants multiples qui traversèrent l’institution. Il s’agit pour lui de dépasser l’opposition colonisateur/colonisé en prêtant attention à la fois aux dynamiques locales, aux politiques coloniales et à leurs contestations, et à la circulation d’idées sur l’éducation et la religion au-delà des frontières de l’empire. Ces différents courants façonnèrent le projet éducatif du Khalsa College, centré sur la quête d’une identité sikhe moderne et scientifique.
Brunner met en avant trois piliers dans ce projet éducatif: l’étude et la promotion du sikhisme comme «religion du monde» (world religion), le développement agricole, et enfin l’éducation physique et militaire. On retrouve dans chacun de ces volets plusieurs tendances structurantes, à commencer par une appropriation partielle des catégories et politiques coloniales, qui allait de pair, chez les autorités du college, avec une attitude essentiellement loyaliste, quoique que celle-ci fût parfois contestée de l’intérieur. Ce trait était particulièrement tangible dans le domaine de l’éducation physique et militaire. Les autorités du college reprirent à leur compte le discours colonial des sikhs comme «race martiale» et loyale, vivier de l’armée impériale. Elles accordèrent une place de choix aux sports «virils» hérités des britanniques, censés promouvoir des valeurs associées à l’armée comme la discipline, la prouesse physique et la loyauté. De même, les membres du college s’approprièrent l’image des pendjabis comme peuple lié à la terre, alimentée par la politique d’expansion agricole menée par les autorités coloniales dans la province. Ils partageaient avec l’État paternaliste la vision d’une modernisation de l’agriculture menée par le haut. Les autorités du Khalsa College cherchèrent ainsi à ériger leur institution en lieu d’expérimentation, capable de servir de modèle et de centre de diffusion d’une agriculture moderne et scientifique pour l’ensemble de la province, voire au-delà.
Cette mise en avant d’une approche moderne et scientifique constitue une deuxième tendance structurante au Khalsa College. Le discours des enseignants faisait écho au scientisme de l’époque, qui fit de la science la quintessence de la modernité. Les autorités du Khalsa College soulignèrent le caractère scientifique de leur démarche dans le domaine agricole mais aussi dans le domaine sportif: elles associèrent aux exercices physiques des cours d’anatomie et de physiologie et accordèrent une attention particulière au régime alimentaire, à la santé et à l’hygiène. Elles firent également appel à la science dans le domaine religieux. Dans un chapitre passionnant, Brunner montre le rôle clé que joua le Khalsa College dans l’étude et la promotion d’une version réformée du sikhisme. Les enseignants du college cherchèrent à ériger le sikhisme en religion rationnelle et moderne à la portée universelle, capable de soutenir la comparaison avec d’autres «religions du monde». En inscrivant le sikhisme parmi les «religions du monde», les membres du college prirent part à des réseaux d’échanges qui dépassaient de loin les frontières de l’empire.
Cette ouverture à l’échelle transnationale constitue le troisième trait caractéristique de leur entreprise intellectuelle. Qu’il s’agisse de l’étude comparée des religions, des projets de «reconstruction rurale» ou même de l’éducation physique et sportive, les membres du college s’inspirèrent d’idées et de pratiques circulant au sein du sous-continent, en Europe et plus encore aux Etats-Unis, afin de développer leur propre projet pédagogique.
Brunner voit dans cet universalisme une manière de s’écarter des rapports de pouvoir entre colonisateurs et colonisés. À la suite de Gyan Prakash, il défend l’idée que le discours sur la science ne renforça pas toujours l’hégémonie coloniale. Gyan Prakash a montré que les élites nationalistes s’approprièrent ce discours, le rendirent hybride en allant puiser dans l’héritage précolonial afin de contester la supériorité occidentale. Pour Brunner, le Khalsa College incarna une «troisième voie». À leurs yeux, la science n’était ni occidentale ni sikhe ou indienne mais bien universelle. À ce titre, ils pouvaient eux aussi s’en revendiquer.
Brunner souligne à juste titre la tension inhérente de ce discours, à la fois universaliste et centré sur une communauté. Les membres du college cherchaient en effet à se démarquer des autres communautés religieuses, en particulier des hindous, dans un contexte régional très compétitif. Ils opposèrent le caractère «scientifique» du sikhisme aux pratiques jugées irrationnelles de ces derniers. Brunner accorde cependant peu d’attention aux discours que tinrent les membres du college sur leurs voisins musulmans, pourtant majoritaires au Pendjab. On aurait aimé, plus largement, qu’il examinât leur vision de la place des sikhs dans la future nation indienne. Comment envisageaient-ils les rapports entre sikhs et non-sikhs? Le terme de minorité n’apparaît presque pas ici, alors qu’il était omniprésent à la même époque chez les leaders musulmans, anxieux de se retrouver comme minorité permanente dans une Inde à majorité hindoue. Une telle étude aurait peutêtre permis de mieux saisir l’écart entre l’universalisme du Khalsa College et la montée des crispations identitaires au Pendjab à la veille de la Partition.
Zitierweise:
Gautier, Laurence: Rezension zu: Brunner, Michael Philipp: Education and Modernity in Colonial Punjab. Khalsa College, the Sikh Tradition and the Webs of Knowledge, 1880–1947, Cham 2020, https://www.infoclio.ch/de/rez?rid=145632. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 74(1), 2024, S. 143-145 Online: <https://doi.org/10.24894/2296–6013.00142>.