P. Henry: Paul Leuba (1880-1975)

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Title
Paul Leuba (1880-1975). De l’enfant placé au notable, autobiographie et microhistoire


Author(s)
Henry, Philippe
Published
Neuchâtel 2020: Éditions Alphil
Extent
642 p.
by
Pierre Caspard

Paul Leuba n’a pas fait beaucoup de bruit dans le monde, et à peine plus dans le canton, mais les souvenirs qu’il a rédigés sont d’un intérêt exceptionnel. Il en a commencé la rédaction en 1967, à la demande et à destination de ses deux petites-filles, et les a achevés en 1973, à l’âge de 94 ans. Malgré cet âge avancé, dont il s’étonne lui-même parfois quand il prend ou reprend la plume, ses souvenirs sont d’une précision tout à fait remarquable. Ils couvrent les pages 91 à 612 de l’ouvrage et vont de sa naissance à l’année 1918, sans qu’il ait pu réaliser le projet de les poursuivre au-delà.

Leur précision tient en partie au fait que P. Leuba a pu s’appuyer sur une masse considérable de documents de toutes sortes, qu’il avait conservés tout au long de sa vie, et auxquels il renvoie de temps en temps le lecteur, tel un historien soucieux de citer ses sources. Ces dossiers ont malheureusement disparu après sa mort, hormis les documents iconographiques qu’il avait lui-même insérés dans son dactylogramme. En revanche, le texte ne prend jamais, et fort heureusement, l’allure d’un copié-collé de documents authentiques : on est bien devant un récit, écrit d’une plume sobre, sans prétentions ni fioritures littéraires, ce qui convainc plutôt de la fiabilité et de la véracité du propos.

Il est au moins deux lectures possibles de ces souvenirs. L’une est celle de la trajectoire personnelle, familiale et professionnelle de l’auteur. Il est originaire de Buttes, son père est horloger complet, son grand-père paternel tailleur de pierre et horloger en partie. Orphelin de bonne heure, il est placé successivement chez plusieurs membres de sa parentèle, tous d’un milieu très modeste. Il fréquente l’école primaire de Buttes jusqu’à 16 ans, l’école secondaire de Fleurier jusqu’à 18, puis celle de Rapperswill pendant un an. Après concours, il devient fonctionnaire de la Poste fédérale, jusqu’à sa retraite. Il devient aussi officier de la poste de campagne de l’Armée, avec le grade de capitaine. De 1908 à 1939, il est buraliste postal à Travers, où il exerce également des fonctions électives, aux niveaux communal et cantonal, sous une étiquette radicale un peu socialisante, car il veut « lutter pour l’amélioration de la classe laborieuse » (p. 430). Il se marie trois fois, en 1903, 1910 et 1964.

Les réflexions qu’inspire à Leuba son parcours sont empreintes de sérénité. « Si maintenant, à près de nonante ans, je faisais le bilan de ma vie, il bouclerait par un immense bénéfice. » (p. 241) Tout en faisant la part de ce qui revient à la Providence, il nous donne à comprendre, sans forfanterie, ce que doit son parcours à ses qualités personnelles : honnêteté, travail et, surtout, volonté farouche de sortir de la condition familiale et sociale difficile qu’il a connue dans sa prime enfance. A quinze ans, il se promet : « Quand tu seras grand, tu pourras te venger de la société qui te tourmente ; tu auras ta revanche. » (p. 188) « Je cherchais à m’élever », juge-t-il plus tard (p. 448).

Le souci de relater les étapes de sa propre ascension professionnelle et sociale le conduit aussi, très souvent, à s’intéresser aux origines et au devenir de ceux qu’il a été amené à fréquenter : parents proches ou éloignés, camarades de classe, voisins et amis, professeurs – voire, les dix enfants de tel de ses professeurs ! (p. 240-241) –, collègues de travail, recrues ou officiers de l’Armée… Le nombre et la précision de ces portraits sont proprement étonnants. A eux tous, ils dessinent une sorte de sociologie pointilliste mais suggestive des classes moyennes et populaires neuchâteloises, au tournant du siècle. Sans théoriser sa démarche, P. Leuba en donne incidemment une justification : « La physionomie, le caractère d’un village ne dépend pas seulement de ses autorités, des gens « biens », mais, pour une bonne partie, d’un menu peuple plus modeste, souvent plus franc, dont les défauts, les faiblesses sont souvent amusants. » (p. 225)

Par-delà le destin d’un homme, l’évocation de la société neuchâteloise entre 1880 et 1918 intéresse donc l’histoire sous de multiples aspects. Nous nous bornerons, très subjectivement, à évoquer quelques-uns d’entre eux.

Le petit peuple laborieux dont est issu Leuba et qu’il fréquente tout au long de sa vie, donne lieu à une évocation souvent très précise des activités qu’exercent hommes, femmes et enfants, en les cumulant selon le moment de la journée et la période de l’année. A Buttes et dans le Val-de-Travers, ils contribuent souvent, tous ensemble, aux activités agricoles, horlogères et domestiques. Leuba donne ainsi une idée des tâches qui étaient les siennes, enfant, en dehors des heures d’école : porter du bois, faire les courses, rentrer les foins, garder les vaches, récurer les casseroles, pilonner le sucre, faire la lessive, emballer les mouvements de montres… ; les journées de travail comptent dix heures en été et onze en hiver, où les veillées s’achèvent à 22
heures.

Les souvenirs apportent aussi l’irremplaçable contrepoint du vécu à l’histoire de deux institutions surtout connues par des sources plus formelles : l’Ecole et l’Eglise. Leuba évoque ainsi d’une façon circonstanciée l’enseignement reçu dans les diverses écoles qu’il a fréquentées, les maîtres et maîtresses, les camarades de classe et de jeu, ses motivations d’écolier, d’abord ténues, plus affirmées quand il se donne la perspective d’entrer dans l’administration des postes, voie de promotion sociale pour les enfants de condition modeste. Une connaissance de l’allemand est requise pour le concours d’admission : Leuba va passer une année dans l’école secondaire de Rapperswill.

Ceci nous vaut une savoureuse évocation des chamailleries qui peuvent alors opposer adolescents romands et alémaniques, protestants et catholiques. Il dessine un jour un horrible bonhomme au tableau noir et le légende : « Das ist der Papst » ; un élève autochtone dessine alors un bonhomme aussi horrible et commente : « Das ist Zwingli » ; le retour du professeur dans sa classe met fin à cette guerre ethnique et de religion (p. 277).

La foi et les sentiments religieux se donnent difficilement à voir dans les souvenirs, qui se prêtent mieux au récit et à la narration. Les mémorialistes les évoquent souvent au travers de petits faits ou anecdotes qui les ont marqués. Leuba fait remonter le premier d’entre eux à sa sixième année. Il « rentre un jour du catéchisme en courant, outré, furieux, exalté, de ce que Jésus-Christ s’était laissé crucifier » (p. 113). Un peu plus tard, il découvre un secret : après l’office, le pasteur va boire de l’absinthe avec les anciens ! Il reviendra souvent sur l’alcoolisme, qui est un fléau social avant la Première Guerre. Son année de préparation à la Cène, à 17 ans, « ne lui a pas laissé de grandes connaissances de la Bible, mais un excellent esprit » (p. 270). Plus tard encore, il sera excédé par les pratiques religieuses trop ostensibles de sa seconde épouse : « Fous-moi la paix avec ta prière, va lire ta Bible et emmerde les gens ! », lui lance-t-il un jour (p. 555).

De nombreuses pages sont consacrées aux fonctions qu’a exercées Leuba dans l’administration des postes, relativement nouvelle à l’époque où il y accède et qui, sauf erreur, n’a encore que peu attiré l’attention des historiens. Des pages, nombreuses elles aussi, évoquent son expérience militaire, depuis l’école de recrue et les cours de répétition jusqu’à ses fonctions de chef de la poste de campagne de la 1re Division, à Bienne, en 1918. L’un des tout derniers souvenirs dont il fait mention remonte à l’été 1918 et se rapporte à la grippe dite espagnole qui, on le sait, a fait plusieurs dizaines de millions de morts. Les médecins militaires de sa division trouvent alors un remède inédit pour soigner les malades : leur faire boire du cognac fine champagne ; ils leur en prescrivent, au total, pas moins de 160 litres, dont Leuba héritera de la facture après la guerre, aucun de ses supérieurs n’ayant voulu en prendre la responsabilité (pp. 594-595).

La curiosité, l’esprit d’observation et la mémoire de Leuba s’appliquent à bien d’autres sujets encore. Nous voyons ainsi apparaître dans sa vie les innovations, techniques ou autres, dont l’époque n’est pas avare : la bicyclette, le gramophone, la machine à écrire, le télégraphe public, la photo diapositive, dont il fait très tôt grand usage, ou, plus inattendu, les paires de chaussures distinguant le pied gauche et le pied droit, dont sa seconde épouse ne comprend pas tout de suite le principe (p. 504). Les relations entre garçons et filles, entre hommes et femmes, l’amour, la sexualité, occupent une juste place dans les souvenirs de Leuba, sans ostentation mais d’une façon récurrente. La toute première ligne de son texte donne le ton : « Je suis né à Madretsch le 3 mars 1880. Mes coquins de parents s’étaient mariés le 13 décembre 1879. » (p. 95) La façon, linéaire ou pas, dont se succèdent « coups de foudre », « idylles », « travaux d’approche », « cour assidue », « flirt consciencieux et honnête », baisers, fiançailles, mariage, relations sexuelles et naissances éventuellement consécutives, émaillent son récit, qu’il s’agisse de lui-même, de ce que rapporte le qu’en dira-t-on, ou de tel ou tel camarade dont il a recueilli les confidences. L’un d’eux « n’a jamais embrassé sa fiancée avant le mariage ». Lui-même, qui dit être resté longtemps une « oie blanche », précise que s’il s’est remarié en 1910, « ce n’était pas le besoin sexuel qui le dominait » (p. 543). D’ailleurs, pour se venger d’une petite impolitesse dont il s’était rendu coupable envers elle quelques temps auparavant, son épouse « mit plusieurs jours avant de se donner », après leur mariage (pp. 489-490).

Il faut souligner enfin le remarquable travail scientifique et éditorial dont a bénéficié le manuscrit de Leuba, détenu par l’une de ses petites-filles. La longue introduction de Philippe Henry et les quelque 1400 notes qu’il lui a données apportent au texte l’éclairage qui lui était indispensable, quel que soit le plaisir de lecture qu’il suscite par lui-même. Quant à l’édition en deux volumes, elle intègre plus d’une centaine d’illustrations en noir et blanc ou en couleurs (photos, cartes postales, dessins autographes) souvent commentées par l’auteur, car il les avait lui-même disposées à l’endroit ad hoc de son dactylogramme. Donc, la belle édition que méritait un texte appelé à faire date.

Zitierweise:
Caspar, Pierre: Rezension zu: Henry, Philippe: Paul Leuba (1880-1975). De l’enfant placé au notable, autobiographie et microhistoire, Tome 1 Enfance et adolescence ; Tome 2 Le temps des responsabilités, Neuchâtel 2020. Zuerst erschienen in: Revue historique neuchâteloise, 2021, pages 110-113.

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Revue historique neuchâteloise, 2021, pages 110-113.

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