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Titel
Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide


Autor(en)
Kott, Sandrine
Erschienen
Paris 2021: Seuil
Anzahl Seiten
309 S.
Preis
€ 23.50
von
Stéphanie Roulin

Diffusé sur France 2 en 2019, la série documentaire Apocalypse: la guerre des mondes (1945–1991) d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle imposait une caricature de la Guerre froide comme réponse défensive des États-Unis face à l’impérialisme soviétique.1 Le livre de Sandrine Kott constitue un antidote à cette historiographie anticommuniste qu’on aurait tort de croire révolue. L’autrice propose une lecture de la Guerre froide comme conflit économique,2 en adoptant comme point d’observation les organisations internationales gouvernementales (OI) et non gouvernementales (OING). Elle montre qu’en dépit de la dynamique d’affrontement et de méfiance réciproque entre les deux blocs, ces initiatives ont fait valoir la possibilité d’une conciliation et d’une collaboration entre experts.

Alliant synthèse et recherches originales dans une variété impressionnante de fonds, le livre est construit en six chapitres chronologiques. Le premier évoque les promesses de l’alliance antifasciste de 1941 dans l’immédiat après-guerre. Les activités de la Fondation Rockefeller, ainsi que d’agences onusiennes comme la FAO et la commission économique pour l’Europe (ECE) témoignent d’intenses échanges entre les deux Europes en vue de la reconstruction. Stoppée nette en 1946, l’Administration des Nations unies pour le secours et la reconstruction (UNRRA) fait figure d’exception. Le retour d’une majorité républicaine et anticommuniste au Congrès des États-Unis ne lui laisse pas le temps de dépasser le stade du secours pour s’engager dans la reconstruction. Mais l’historienne relève que le basculement est amorcé en 1943 déjà. Sous la pression des militaires et des industriels, le planisme esquissé par l’alliance entre New Dealers et sociaux-démocrates européens est évacué au profit du modèle libre-échangiste, censé mieux «organiser» le monde et garantir la paix. Le projet de rééquilibrage industriel entre l’Ouest et l’Est par les échanges paneuropéens n’est plus guère porté que par l’ECE sous la houlette de l’économiste suédois Gunnar Myrdal.

Le chapitre 2 (1948–1955) montre comment le plan Marshall fait échouer ces projets qui visaient à réduire la dépendance aux États-Unis et à sortir les pays d’Europe centrale et orientale de leur relatif sous-développement. Dans les agences onusiennes, l’URSS et ses pays satellites – Pologne et Tchécoslovaquie en tête – sont presque toujours minorisés dans les votes. Les projets du GATT, de la Banque mondiale (BM), du FMI et de l’OIT sont largement incompatibles avec le système communiste, défini sous le terme péjoratif d’«économie de non-marché». Si l’URSS se retire de nombreuses négociations, ce n’est pas seulement pour se soustraire au contrôle d’autres États et cacher ses faiblesses. C’est aussi parce qu’en dépit de ses promesses, le libre-échange n’empêche pas la continuation d’un système où les États-Unis et les autres nations les plus riches sont favorisés. Des rapprochements se dessinent pourtant au milieu des années 1950. La Commission McNair de l’OIT convient que, en raison des progrès des économies mixtes dans toute l’Europe, la notion d’«employeurs» doit inclure le secteur public. Les fonctionnaires occidentaux des OI tentent de rendre compte de la diversité des pays de l’Est sous le glacis soviétique. Ils font ainsi la promotion du modèle hongrois de crèche et vantent l’émulation vertueuse de l’organisation communiste du travail. Si ces ouvertures ne suffisent pas à empêcher la marginalisation du bloc de l’Est, ce «second monde» parvient à faire valoir un modèle économique et social concurrent. Dans cette dynamique, les OI offrent un espace de discussion de ce modèle alternatif, ouvrant la voie aux réformateurs occidentaux.

Le chapitre 3 interroge la période allant de 1955 à 1965 comme un âge d’or des internationalismes. L’entrée de nouveaux pays à l’ONU, la conviction que la paix mondiale est mieux assurée par le multilatéralisme, la mise en œuvre du programme d’assistance technique sont autant de signes que les OI permettent au moins d’organiser le monde à défaut de le gouverner.

Dans toute la période 1965–1975, traitée dans le quatrième chapitre, l’autrice voit «l’esprit d’Helsinki» à l’œuvre. Elle décrit une «Europe des convergences» à partir du rapport d’une mission de la Fondation Ford qui vise à établir un centre pour l’étude des problèmes communs (sous-entendu aux deux blocs), par exemple en matière de santé et de médecine subventionnée. L’hypothèse affirmée, mais pas exactement démontrée, est que les OI ont pavé le chemin du rapprochement diplomatique qui se réalisera à Helsinki entre 1972 et 1975. Ainsi, la négociation de la première corbeille (sur les échanges scientifiques) aurait été préparée par les manifestations antinucléaires et l’organisation Pugwash, et la deuxième corbeille (sur les relations économiques) ne ferait que reprendre les rapprochements élaborés par la Chambre internationale de commerce et l’ECE. La constitution de la troisième corbeille, quant à elle, est le produit d’une redéfinition de droits humains dans un sens néolibéral. Insidieusement, ils sont réduits aux seules libertés politiques individuelles, sans les droits collectifs, économiques et sociaux, chers aux pays du Sud.

Le chapitre 5 est consacré à la période où le tiers-monde utilise l’ONU et les autres organisations internationales comme plateformes pour promouvoir un Nouvel Ordre économique international (NOEI, 1974). L’aide au développement des années 1960 est dénoncée comme la poursuite de l’impérialisme et un changement de paradigme est attendu. Dans la décennie 1970, cette voie alternative parvient à se faire entendre. Mais elle suscite une réaction néolibérale et anticommuniste qui lui oppose une mise en concurrence généralisée. Cette option globaliste démontre les limites de l’influence des fonctionnaires internationaux.

Centré sur la dernière décennie de la guerre froide, le chapitre 6 décrit la disqualification progressive du discours de justice sociale par les tenants de la dérégulation et de la spéculation, FMI et BM en tête. Au milieu des années 1970, la Mont-Pèlerin Society présentait déjà la NOEI comme un danger pour les valeurs occidentales et rejetait l’argument moral qui fondait l’aide au tiers-monde. Dans son essai Le sanglot de l’homme blanc de 1983, le cofondateur de la branche politique de Médecins sans frontières, Pascal Bruckner, identifie la corruption des élites locales comme principale cause de la misère du Sud, et la démocratie comme seul remède. Le délitement du bloc de l’Est sonne le glas de la critique radicale du capitalisme. La fin de l’internationalisme communiste cède la place à de nouveaux mouvements portés par le pacifisme, l’écoféminisme ou encore le soutien à Solidarnosc.

À bien des égards, il s’agit d’une histoire d’échecs, d’un récit de ce qui aurait pu advenir, mais qui s’est fracassé sur l’écueil du globalisme. Dans l’ensemble des débats et négociations entre représentants des deux blocs et du tiers-monde au sein des OI et OING, le modèle occidental a été imposé dans presque toutes les situations (syndicalisme, modèle de médecine et de développement, etc.). Cette prédominance s’illustre en particulier dans les négociations d’Helsinki, dans lesquelles la définition occidentale des droits humains a prévalu au détriment d’une version plus «holiste». C’est un des nombreux mérites du livre d’expliciter cet escamotage. Au moment où d’aucuns appellent de leurs vœux un Helsinki 2.0,3 il invite à réviser la légende dorée de la CSCE (désormais OSCE) comme aboutissement de la convergence entre l’Est et l’Ouest.

Notes :
1 Pierre Grosser, Les mensonges d’« Apocalypse », Le Monde diplomatique, 2/2020, p. 21.
2 Une guerre économique qui commence dès la Reconstruction, dans les débats entre agences onusiennes, institutions de Bretton Woods et grandes OING (chambres de commerce, organisations syndicales) dont la liste est fournie en p. 10–11.
3 Alexey Gromyko, Helsinki 2.0. We need new multilateral formats, including a new permanent conference on European security with Russian participation, in: The Security Times, février 2019, en ligne sur le site www.the-security-times.com/helsinki-2-0-need-new-multilateral-formats-including-new-permanent-conference-european-security-russian-participation/ (7.4.2022)

Zitierweise:
Stéphanie Roulin: Rezension zu: Kott, Sandrine: Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide, Paris 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (3), 2022, S. 492-494. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00114>.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (3), 2022, S. 492-494. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00114>.

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