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Titel
Empires illusoires. Les paris perdus de la colonisation


Autor(en)
Etemad, Bouda
Erschienen
Paris 2019: Éditions Vendémiaire
Anzahl Seiten
235 S.
von
Naïma Maggetti

«Sur les terres lointaines, les bâtisseurs d’empire doivent affronter des forces souvent incontrôlables» (p. 209). Avec ces mots se termine l’essai de Bouda Etemad, dont le titre évoque l’illusion de la permanence des empires, déjà abordée par Francis G. Hutchins dans son ouvrage sur l’impérialisme britannique en Inde. 1 À travers quatre études de cas, limités géographiquement et chronologiquement – l’Amérique du Nord britannique, les Indes britanniques, l’Algérie française et l’Afrique occidentale – l’auteur amène le lecteur à parcourir les «paris perdus de la colonisation» (p. 8) à travers une argumentation qui souligne l’«écart inattendu qui apparaît sur le terrain entre le modèle imaginé et le type d’implantation effectif» (idem.).

D’après Etemad, ces études de cas sont représentatives de trois situations particulières – ayant trait aux conditions que le colonisateur trouve à son arrivée dans les territoires à coloniser – qui jouent un rôle central dans l’échec du projet colonial imaginé par les colonisateurs.

La première situation est représentée par l’Amérique du Nord britannique. À leur arrivée, les Britanniques rêvent de gains rapides en exploitant un territoire très vaste et faiblement peuplé au travers d’une main d’oeuvre agricole européenne à moindre frais. D’après l’auteur, des trois modèles qui caractérisent la colonisation en Amérique du Nord, les colonies fondées par des compagnies commerciales (Virginie) et les colonies de propriétaires (Caroline, Pennsylvanie, New York et Maryland) sont celles qui subissent le plus les désillusions du projet initial. La main d’oeuvre immigrée est centrale dans les deux cas. Le rapport de force initial, qui voit le travailleur à la merci de son employeur, est renversé à la faveur du colonat. Celui-ci profite du succès de la monoculture du tabac en Virginie pour s’enrichir au détriment de la Compagnie, et des difficultés dans la gouvernance des colonies de propriétaires pour s’autonomiser.

La seconde situation réunit les expériences en Inde britannique et en Afrique occidentale. Les colonisateurs arrivent dans ces territoires avec une claire volonté régénératrice et modernisatrice qui se heurtera à la résistance des structures politiques et socio-économiques locales. L’Inde est colonisée et administrée à partir du milieu du XVIIIe siècle par la Compagnie des Indes orientales et est cédée à la Couronne en 1858 après la révolte des Cipayes. Lord Bentinck, gouverneur-général de l’Inde (1828–1835), est à la tête d’initiatives réformatrices dans le cadre économique et social, ainsi que de la promotion de l’extension et de l’intégration du peuplement européen. Celles-ci échouent pour plusieurs raisons: un programme de développement économique peu réaliste, la résistance de la population indienne aux réformes sociales, la politique migratoire très restrictive appliquée par la Compagnie afin de défendre ses privilèges, sans oublier le caractère hostile du climat indien pour les Européens. À ces facteurs s’ajoute, dans la deuxième moitié du XIXe, la résilience de l’élite indienne qui, devant l’échec réformateur britannique se tourne vers l’«âge d’or hindou» et jette les bases du nationalisme indien. La situation en Afrique occidentale est caractérisée par ce que Bouda Etemad appelle, l’«énigme de la colonisation européenne en Afrique subsaharienne» (p. 166). Celle-ci est constituée par l’écart profond entre les colonisateurs et les populations africaines dans de nombreux domaines (technologique, médical, économique, des communications, etc.) et par la forme et le modèle économique de la colonisation. Les colonies d’Afrique occidentale se caractérisent en effet par une économie paysanne et par une absence des Européens des activités productives. D’après l’analyse d’Etemad, trois éléments socio-économiques sont à l’origine de la désillusion du rêve transformateur européen: l’essor d’un commerce légitime de la part des populations ouest-africaines, qui se fonde sur les anciennes structures commerciales esclavagistes; le succès de l’économie paysanne indigène qui est un avantage pour les métropoles; les divergences entre les entreprises commerciales européennes et leur opposition au système des grandes plantations. Cette réalité amène une transformation dans le projet colonial initial et aboutit à «l’énigme» de la colonisation en Afrique occidentale. Les colonisateurs se muent en tuteurs des structures indigènes traditionnelles et précoloniales, ce qui est exemplifié par la doctrine de l’indirect rule de Lord Lugard. Ce modèle, loin d’être parfait, confrontera les colonisateurs à d’autres désillusions.

La troisième situation est exemplifiée par l’Algérie française, dont Etemad se demande pour quelles raisons elle représente «l’expérience coloniale qui a cumulé le plus d’outrances» (p. 117). Dans les projets des colonisateurs français, l’Algérie est pensée comme une colonie de peuplement agricole, mais, au contraire de l’Amérique du Nord britannique, celle-ci présente des facteurs initiaux – une forte densité de population et la présence de structures socio-économiques stables – qui rendent le rêve français chimérique et contribuent au drame de la population indigène. Avec ces conditions de départ, le rêve français ne peut survivre qu’au prix de la discrimination raciale et culturelle entre colonisateurs et colonisés. Imperméable au métissage, l’État français favorise l’assimilation des colons européens à la métropole et discrimine économiquement et politiquement les indigènes (spoliation foncière, ségrégation fiscale, etc.).

À travers une argumentation rigoureuse qui s’appuie sur l’historiographie économique de la colonisation, enrichie par une mobilisation très appréciée de débats et de réflexions de philosophes et économistes contemporains des entreprises coloniales, Bouda Etemad confronte les lecteurs à la désillusion des rêves des colonisateurs qui se retrouvent vite dépassés par une série de facteurs sur le terrain dont ils ignorent ou / et méprisent la réalité. La nature de l’ouvrage, un essai comme souligné par l’auteur dans son introduction, a le mérite de le rendre accessible à un large public qui dépasse les spécialistes et ferme la porte à leurs critiques qui trouveraient l’ouvrage peu approfondi.

Anmerkungen
1 Francis G. Hutchins, The Illusion of Permanence. British Imperialism in India, Princeton 1967.

Zitierweise:
Maggetti, Naïma: Rezension zu: Etemad, Bouda: Empires illusoires. Les paris perdus de la colonisation, Vendémiaire 2019. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 71 (3), 2021, S. 528-530. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00093>.

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