La Suisse et la Commune de Paris a été publié à titre posthume : Vuilleumier s’en est allé en 2021, l’année du cent-cinquantenaire de l’événement, avant d’avoir pu achever son livre. Par chance, le niveau d’avancement du manuscrit ainsi que la détermination et le professionnalisme d’une équipe animée par Marianne Enckell ont rendu possible la parution de cette contribution notable à l’histoire de la Suisse et de la France. Le pari, difficile, a été tenu : ne pas se substituer à Vuilleumier pour achever autrement l’ensemble mais agencer au mieux et parfois prolonger l’existant.
Le livre est issu d’une recherche au long cours. Vuilleumier en a posé les premiers jalons dans les années 1960. Un important recueil de travaux signés de lui et paru en 2012 1 permet de saisir l’élaboration d’une œuvre consistante composée essentiellement d’articles. Ainsi est-il possible de replacer « La Suisse et la Commune de Paris, 1870-1871 » dans un ambitieux et impressionnant projet général d’histoire sociale et politique de la Suisse au 19e siècle, mené avec discrétion et talent par Vuilleumier.
C’est d’abord la méthode de travail qui attire l’attention. L’introduction et les six chapitres du livre reposent sur des recherches méticuleuses, au plus près de sources toujours mobilisées avec une grande rigueur. Vuilleumier s’appuie en particulier sur les Archives fédérales de Berne : les rapports de la légation suisse de Paris ainsi qu’une liasse intitulée « Intercession du Conseil fédéral en faveur des Suisses ayant pris part à l’insurrection de Paris. Mai 1871 (Commune) ». Il apporte, lorsque cela s’impose, d’utiles compléments venus d’archives françaises. À partir de ce matériau, il compose un tableau complexe et subtil, tout en nuances, nourri d’hypothèses stimulantes. Il établit les faits en croisant et en discutant les sources, il clarifie les processus de décision et les rapports de force, il mobilise un contexte suisse et français qu’il connaît bien. Il fait aussi œuvre de pédagogue dès l’introduction par des mises au point à l’attention du « lecteur peu familier des institutions politiques de la Suisse » (p. 25), notamment le « lecteur étranger » (p. 27).
Vuilleumier sait jouer des échelles spatiales et temporelles. Les chapitres 1 à 3 mettent 1871 en perspective, avec une attention particulière pour ce qui se passe entre l’été 1870 et le printemps 1871, contextualisée par de fréquentes références aux années 1860. Les chapitres 4 et 5 analysent de près les 72 jours de la Commune tout en les intégrant dans des cadres plus larges. Quant au chapitre 6, il ouvre sur le temps de la répression dans les forts ou sur les pontons après la victoire des troupes versaillaises fin mai 1871 ; c’est là que sont évoqués les cinq Suisses condamnés à des peines de prison et les vingt-neuf bannis (p. 237).
Les apports du livre sont nombreux. Vuilleumier propose des ordres de grandeur fiables sur le nombre de Suisses en France, à Paris, ou encore dans les rangs de la Garde nationale de la Commune. Il précise le profil des Communeux suisses, « ou, plus précisément, ceux qui furent arrêtés et considérés comme tels » (p. 204) : presque tous exerçaient des petits métiers artisanaux et ouvriers, et un tiers d’entre eux étaient Tessinois (p. 204-205). Vuilleumier, en outre, présente et donne à lire en fin d’ouvrage deux récits : celui de Charles Witzig, « arrêté par erreur » par les Fédérés puis par les Versaillais (p. 264-267), et celui du « communard suisse » Gaspard Elmer (p. 269-271).
Au-delà, pour mieux comprendre certaines caractéristiques majeures de l’expérience de la Commune, Vuilleumier prend du champ : il situe par exemple l’expérience communaliste dans l’histoire du 19e siècle (p. 95). Il se livre aussi à des études très serrées sur la nature précise des liens entre le Comité central de la garde nationale et les militants de l’Association internationale des travailleurs pendant la 2e quinzaine de mars 1871 (p. 87), sur les positions de Crémieux, Guillaume, Bakounine ou encore Outine à propos du rôle politique que les femmes sont appelées, ou non, à jouer dans l’avenir (p. 98 sq).
Deux figures majeures et sur lesquelles on ne saurait trop insister, enfin, donnent au livre sa colonne vertébrale : Johann Conrad Kern, ministre plénipotentiaire de Suisse en France, et Charles Lardy, le secrétaire de la légation. L’un comme l’autre sont hostiles à la Commune ; ils agissent pourtant avec discernement, pragmatisme et efficacité dans de nombreux domaines. Kern adopte toujours une attitude nuancée et constructive : il ne perd jamais le contact avec ce qui se passe à Paris, dialogue inlassablement avec les forces en présence, informe Berne régulièrement et joue de son influence et de sa réputation pour venir en aide aux Suisses mêlés à l’événement. Son action permet par ricochet de deviner à l’œuvre d’autres diplomates européens souvent moins bien inspirés que lui. Lardy, lui, profite de l’autonomie dont il dispose pour prendre des initiatives, comme celle de rencontrer Cluseret (p. 166 sq). Il transmet ensuite à Kern de précieuses informations – voir sa lettre du 24 mai 1871, largement citée par Vuilleumier. Puis, lorsque les vainqueurs s’engagent dans une politique de répression brutale, Kern et Lardy ne ménagent pas leurs efforts : ils se font les inlassables avocats des Suisses poursuivis sans raison, puis de ceux qui à leur avis sont menacés de peines disproportionnées. Au total, selon Vuilleumier, les prévenus qui ne se sont pas mis en rapport avec la légation et n’ont donc pas obtenu son soutien sont en général plus lourdement condamnés que les autres (p. 235).
Kern et Lardy n’éclipsent pas pour autant d’autres acteurs de premier plan, étudiés de près par Vuilleumier : James Guillaume, Adolphe Thiers, Bakounine, Marx, Becker, ou Cluseret. Mais il fait également honneur à des figures de second plan, comme l’ouvrier graveur neuchâtelois Hermann Devenoge, régulièrement engagé dans des actions révolutionnaires (p. 68) ; le malheureux ouvrier tailleur Augustin Teufel (p. 83) ; Reinhold Rüegg, rédacteur au Landbote de Winterthur, auteur de trois très denses articles relatifs à la Commune et d’un feuilleton illustré par des « croquis […] vifs et spirituels [qui] donnent un excellent aperçu de l’atmosphère de la capitale sous la Commune » (p. 111 sq) ; ou encore Richardet, qui passe la frontière entre Suisse et France avec neuf vaches laitières destinées à nourrir Paris (p. 174-175).
Il reste encore bien sûr beaucoup de zones obscures. Vuilleumier avait le projet d’écrire sur les proscrits, « sujet trop vaste qui mériterait un livre à lui seul » (p. 22). Il considérait indispensable de travailler sur les Suisses dans les rangs versaillais (p. 16), ou sur les célébrations rituelles du souvenir de la Commune en Suisse (p. 115). Les très riches archives qu’il a laissées permettront, on l’espère, à d’autres livres d’éclore.
Notes:
1 Marc Vuilleumier, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Editions d’en bas – Collège du travail, Genève 2012.