La Suisse n’a jamais eu de colonies, mais la discussion sur son rôle dans le partage de l’Afrique par les puissances européennes connaît actuellement un regain d’intérêt. Le débat n’est pourtant pas nouveau : une des premières études au sujet de l’«impérialisme oblique» de la Suisse date de 19321. Des études précédentes ont montré notamment comment la Suisse a participé au «Scramble for Africa» avec ses mercenaires, engagés dans les diverses armées coloniales, et par une migration ciblée vers les colonies et les missions chrétiennes en Afrique. La présente étude vient compléter ce tableau en étudiant le rôle joué par les sociétés suisses de géographies dans la colonisation de l’Afrique.
Le livre de Fabio Rossinelli, «Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale», est issu d’une thèse de doctorat en histoire contemporaine, récompensée par le Prix Whitehouse de l’Université de Lausanne en 2021. L’ouvrage analyse l’histoire des associations géographiques en Suisse dans une perspective internationale et montre comment ces associations ont été le moyen pour l’élite bourgeoise suisse de participer à la domination économico-politique du Sud «pauvre» (p. 10).
Un exemple pour commencer : la revue mensuelle L’Afrique explorée et civilisée, fondée en 1879 à Genève par Gustave Moynier, cofondateur de la Croix-Rouge et membre de plusieurs sociétés de géographie qui jouèrent un rôle prépondérant au XIXe siècle dans la planification et l’exécution des expéditions coloniales. La publication avait pour but de fournir «le moyen de s’initier fréquemment aux progrès accomplis dans la découverte de l’Afrique, […] aux efforts tentés pour élever graduellement le niveau moral et intellectuel des indigènes» et de «développer le sentiment du devoir qui incombe à la race blanche, de faire part aux races africaines des bienfaits de la civilisation»2.
L’ouvrage de Rossinelli est structuré en cinq parties. La première, composée de quatre chapitres, fournit le cadre historique et conceptuel, en présentant une description de l’impérialisme au XIXe siècle, le rôle de la géographie dans les entreprises coloniales, le positionnement de la Suisse dans les relations internationales de l’époque et détaille la méthodologie de recherche et les sources utilisées.
La deuxième partie se concentre sur les origines et les caractéristiques des sociétés de géographie en Suisse entre 1850 et 1920. Il s’agit de la section la plus conséquente, composée de onze chapitres, dans laquelle Rossinelli démontre son expertise acquise au fil des années de recherche. Il analyse le développement des sociétés de géographie à l’échelle internationale, puis situe le contexte suisse au sein du contexte international avant de fournir une description détaillée des sociétés de géographie suisses : la Société de géographie de Genève (SGG), la Geographische Gesellschaft in Bern (GGB), l’Ostschweizerische geographisch-commercielle Gesellschaft de Saint-Gall (OGCG), l’Association des sociétés suisses de géographie (ASSG), la Mittelschweizerische geographisch-commercielle Gesellschaft d’Aarau (MGCG), la Société neuchâteloise de géographie (SNG), et la Geographisch-ethnographische Gesellschaft Zürich (GEGZ). Une évaluation de l’importance des associations géographiques helvétiques en comparaison internationale complète ce tableau.
La troisième partie, composée de trois chapitres, se concentre sur la production et la diffusion des connaissances des sociétés suisses de géographie (1860–1914). Elle offre une perspective quantitative sur les études publiées dans la presse ainsi qu’une analyse qualitative de la manière dont l’outre-mer est présentée dans les textes et les cartes.
La quatrième partie, composée de cinq chapitres, porte sur l’exploration et la colonisation de l’Afrique centrale entre 1876 – date de la Conférence géographique de Bruxelles – et 1908. L’auteur met ici l’accent sur les relations des associations géographiques suisses avec Léopold II, roi des Belges et propriétaire de l’État libre du Congo jusqu’en 1908. Il montre comment plusieurs personnalités membres des sociétés géographiques suisses, dont Gustave Moynier, ont prêté main-forte au monarque belge, avec le soutien du gouvernement fédéral. Le régime mis en place par la maison royale gère alors le territoire congolais comme une possession personnelle, une preuve supplémentaire que le continent africain est considéré à l’époque comme une extension de l’Europe. À la suite du scandale international qui révèle les pratiques inhumaines de l’administration royale dans l’exploitation de la main-d’œuvre locale, notamment dans les mines et les forêts, le Congo passe ensuite sous le contrôle du gouvernement belge, qui le gère comme une colonie jusqu’en 1950.
La conclusion, regroupée dans les deux derniers chapitres, revient sur les limites de la recherche, et explique notamment pourquoi le rôle des femmes n’y a pas été directement abordé : vu son ampleur, l’analyse de la question aurait mérité une étude en soi. Rossinelli met également en évidence les choix effectués dans l’analyse du phénomène et propose des pistes de recherche susceptibles d’approfondir la réflexion et de stimuler de nouvelles études sur le sujet. À la fin du livre, on trouve de riches annexes : statistiques, cartes et notices biographiques.
Rossinelli livre ici une étude considérable et détaillée, qui possède une dimension presque encyclopédique. L’auteur y a le souci appréciable de fournir aux lectrices et aux lecteurs des outils pour contextualiser le sujet, même si le ton se fait parfois trop didactique dans la première partie. L’ouvrage apporte à coup sûr une contribution à l’historiographie existante, en retraçant les relations de la Suisse avec l’État libre du Congo et le régime sanguinaire de Léopold II, ainsi que l’héritage léopoldien au sein du mouvement géographique suisse. Il ne fait désormais aucun doute que les sociétés géographiques suisses ont participé de manière déterminante à la découverte des possessions d’outre-mer, et joué un rôle de premier plan dans l’exploration des territoires et leur colonisation économique ultérieure.
L’ouvrage nourrit également le débat actuel sur le rôle de la Suisse dans la colonisation : en montrant que la Suisse possédait ses propres sociétés géographiques qui fonctionnaient comme dans le reste de l’Europe - malgré la spécificité de ne pas avoir de marine militaire ou commerciale permettant d’établir des conquêtes outre-mer au sens classique du terme3 - il confirme le fait que la Confédération ne diffère pas des États européens et que la vision d’un petit État neutre et pacifiste sans visées impérialistes doit être démystifiée.
Notes:
1 Richard Fritz Behrendt, Die Schweiz und der Imperialismus. Die Volkswirtschaft des hochkapitalistischen Kleinstaates im Zeitalter des politischen und ökonomischen Nationalismus, Zürich 1932.
2 L’Afrique explorée et civilisée, no. 1, juillet 1879, p. 4.
3 À propos de comment la Suisse est devenue une puissance maritime depuis la Seconde Guerre mondiale, voir le documentaire de Caroline Cuénod, URL: <https://www.swissfilms.ch/fr/movie/l-ile-sans-rivages/1C61FAEC42A446C5A27B52E993F9CE03>, L’île sans rivages (2018).